C’est un des éléments fondateurs des théories de QAnon et on vous explique : la place primordiale du sang dans les théories de QAnon et ses racines antisémites.
Le sang d’enfant : c’est un des éléments fondateurs des théories de QAnon. Et on le retrouve sous forme de mème, comme ce vidéomontage qui montre le milliardaire George Soros buvant du sang d’une perfusion, sur laquelle est écrit « sang d’enfant ». Ou lors de manifestations de marches pour les vies des enfants en 2020 : « Le sang de nos enfants est sur vos mains #Adrenochrone », clame une pancarte brandie par une femme à Watertown aux Etats-Unis.
Pour comprendre cette obsession du sang et ses racines antisémites, il faut remonter à octobre 2017. C’est d’abord via le forum 4chan (puis 8chan et 8kun) que sont diffusés les messages cryptiques d’un mystérieux Q, qui laisse entendre qu’il est un haut fonctionnaire du gouvernement fédéral. Soutiens de Trump, les adeptes de QAnon croient, à tort, que les États-Unis et l’Occident sont dirigés par une cabale mondiale secrète de « pédo-satanistes », qui boivent du sang. Participeraient à cette cabale des démocrates comme Joe Biden, Hillary Clinton, Barack Obama, le milliardaire George Soros, mais aussi le dalaï-lama ou le pape François. Le pizzagate, théorie complotiste qui a été récupérée par QAnon avec d’autres, affirmait faussement qu’Hillary Clinton et ses amis exploitaient un réseau de trafic sexuel d’enfants dans le sous-sol d’une pizzeria à Washington D.C.
Les propriétés imaginaires de l’adrénochrome
Puis, à partir de 2018, le sang a pris une place « de plus en plus importante dans les récits et sous-récits complexes de QAnon, qui évoluent en permanence », note Wu Ming 1, membre du collectif d’écrivains Wu Ming, qui travaille sur le rôle sociohistorique de la narration. Pendant plusieurs années, il s’est plongé dans la nébuleuse conspirationniste QAnon pour en tirer une enquête fouillée, Q comme qomplot, comment les fantasmes de complot défendent le système (éd. Lux).
Au cœur de cette obsession du sang, on retrouve l’adrénochrome, un dérivé de l’adrénaline. Les adeptes de QAnon lui attribuent des propriétés imaginaires, l’adrénochrome devient un élixir miraculeux de longue vie. Ils sont convaincus, résume Wu Ming 1, que les dirigeants garderaient des milliers, voire des millions d’enfants en esclavage dans des camps souterrains, comme sous Central Park par exemple. Ces enfants seraient constamment violés et torturés, vivraient dans une terreur constante pour que leur sang soit toujours riche en adrénaline.
Un récit satirique à l’origine
Ce récit, abracadabrant, ne sort pas de nulle part. Il a été imaginé en 1971 par le journaliste américain, Hunter S. Thompson publié d’abord dans le magazine Rolling Stone, devenu un roman. Fear And Loathing In Las Vegas emprunte ainsi au style du reportage, mais son ton était satirique. « Les passages sur l’adrénochrome étaient de la fiction pure, souligne Wu Ming 1. Thompson les considérait comme une parodie de fantasmes de complot réactionnaire sur la contre-culture et le mouvement hippie. A l’époque, c’était évident. » Mais en 2018, la description de Thompson a été intégrée dans le récit. « QAnon l’a interprété littéralement », poursuit-il.
Et généralement avec QAnon et le sang, tout est interprétation littérale. Il en va ainsi pour la représentation de milliardaires ou de puissants buveurs de sang, comme Hillary Clinton, George Soros, Tom Hanks, Joe Biden, etc. Pour Wu Ming, elle s’inspire notamment de la métaphore du capitalisme comme vampire, qu’a utilisé Marx dans Le Capital.
Au pied de la lettre
Dans de nombreuses langues, le sang est « une métaphore de la vie, de l’énergie, de force », explique Wu Ming 1, qui estime qu’avec QAnon, le sang n’est plus compris comme cette métaphore de « la force du travail, du temps de vie, l’existence prolétarienne dans les rapports sociaux », mais est juste du sang. « Les puissants sont dépeints comme de vrais vampires », écrit-il.
D’une manière générale, les fantasmes complotistes se caractérisent souvent par « l’asymbolie, une tendance à interpréter les métaphores et autres images au pied de la lettre », pointe Wu Ming 1. Mais ces fantasmes puisent surtout dans un profond antisémitisme, fort présent sur 4chan, qui a aussi relayé des discours misogynes et racistes. « Les fantasmes de QAnon sur l’adrénochrome sont une version du XXIe siècle d’un très vieux récit, le soi-disant Libel de sang, un récit antisémite qui a fait rage en Europe du XIIe au XXe siècle », relève l’écrivain.
Un enfant assassiné en 1144
Pour le comprendre, il faut se plonger dans l’histoire et revenir aux mythes des crimes rituels, du juif tueur d’enfants et du juif vampire, qui suce le sang et l’or. « Les théories de QAnon s’inscrivent dans l’antisémitisme culturel d’origine religieuse, qui surgit au Moyen-Âge », période de persécution des juifs, souligne Joël Kotek, historien à l’Université Libre de Bruxelles (ULB), spécialiste de l’image antisémite. En 1144, en Angleterre, le corps de Guillaume de Norwich, 12 ans, est découvert dans les bois, assassiné avec des blessures étranges. Un moine bénédictain rapporte les ouï-dire et accuse les juifs d’avoir commis un crime rituel pour récolter le sang de l’enfant. En 1475, les juifs sont à nouveau accusés d’un crime rituel dans l’affaire de la noyade de Simon de Trente. Mais cette fois s’ajoute l’idée que le sang d’enfant chrétien sert d’ingrédient à la matsa, un pain que les juifs mangent pendant la Pâque.
« A partir de 1144 et jusqu’au XXe siècle, environ 200 accusations de crimes rituels vont parcourir toute l’Europe, dont la dernière a eu lieu en 1946, en Pologne, après la Shoah, note l’historien. Surgit au Moyen-Âge, le fantasme assez étonnant que les juifs ne seraient pas de véritables hommes, qu’ils auraient des menstruations. Le seul moyen pour les juifs de se sauver, ce serait justement d’user du sang chrétien, comme source de jouvence. Mille ans plus tard, cette idée se retrouve chez QAnon. » Un dessin du XVe siècle, transmis par Joël Kotek, montre Simon de Trente, torturé et dont des juifs récupèrent le sang. La vidéo de George Sorros buvant du sang d’enfant s’inscrit dans cet imaginaire antisémite.
L’antisémitisme, une théorie du complot
Un hasard ? Non, un code culturel pour Joël Kotek, c’est-à-dire « une réponse qu’on a toute faite et qui permet de conjurer les angoisses. Les juifs ont toujours servi à ça, à rassurer les gens, en posant l’idée qu’il existe un agent du mal qui nous empêche d’être heureux. C’est ça la fonction de l’antisémitisme dans la société occidentale chrétienne. »
« Ce qu’il faut considérer, c’est que l’antisémitisme doit être perçu comme une théorie du complot, ce n’est pas un simple racisme », poursuit l’historien. Elle a son origine dans l’accusation de déicide et le mythe de Judas qui aurait livré le Christ aux Romains contre de l’argent. « Judas veut dire en hébreu “juif”, rappelle-t-il. Donc, c’est le juif qui livre le Christ alors que tous les apôtres, sans exception, sont juifs. Dans plusieurs enluminures du XIIᵉ, XIIIᵉ siècle, on va représenter Ponce Pilate comme un juif. Ça, c’est la matrice de l’idée des juifs qui complotent, et, là, pour verser le sang du Christ. »
Pour Wu Ming, si les théories de QAnon se diffusent de manière très moderne sur les réseaux sociaux, leur contenu est « archaïque, ancestral et se résume à une poignée de ‘scènes primaires’ et mythologiques, qui se recombinent depuis des siècles ». Il l’interprète comme un narratif de diversion, qui se développe autour « de la rage, de l’anxiété, de la nausée de vivre dans une société capitaliste, en particulier à un moment de désastres environnementaux ». « Les fantasmes complotistes « détournent » la rage et la dirigent vers des endroits où elle deviendra inutile, ou pire, fera partie d’un programme réactionnaire, estime-t-il. Les fantasmes du complot détournent l’attention de millions de personnes des luttes réelles et efficaces contre le capitalisme. »
« La nécessité de trouver un coupable »
« Toute une littérature conspirationniste pose les juifs en pédocriminels, pas seulement à titre individuel, mais avec l’idée d’un complot international, analyse Joël Kotek. Il y avait le Pizzagate aux États-Unis, avec Hillary Clinton, qui n’est pas juive, mais qui est enjuivée. Et puis, les Rothschild et George Soros, etc. On est dans un imaginaire antisémite et complotiste, qui a besoin de la nécessité de trouver un coupable. »
Le juif dans cette littérature, souligne-t-il, n’est pas un être inférieur, mais « diabolique ». « Et il s’adonne à des rites sataniques, indique l’historien. Et le rite satanique, par excellence, et le pire des crimes, c’est le crime contre l’enfant, bien évidemment. C’est le tabou ultime, après avoir tué Dieu. » Et conclut : « C’est toujours en période de crise et de mutation que surgit l’antisémitisme », l’illustration en est la période du Covid-19, qui a mis sur le devant de la scène et propagé les théories de QAnon à vitesse grand V.