Témoin du riche passé juif de la commune, la synagogue est depuis désertée du fait de l’insécurité et de la migration des Juifs vers d’autres quartiers. Mais elle est en phase d’être classée.
C’est une façade aux briques ternies par le temps. S’il est difficile au premier regard de repérer la fonction de ce bloc, entrecoupé de colonnes en pierre blanche, on comprend malgré tout que celui-ci s’impose comme un bâtiment important dans ce quartier de Cureghem. Nous sommes à l’angle de la rue de la Clinique et de la rue du Chapeau, près de la bouche de la station de métro Clémenceau. Cet édifice qui se dresse depuis près d’un siècle est la synagogue israélite orthodoxe de Bruxelles.
Un témoin du riche passé juif de la commune d’Anderlecht pour lequel la communauté religieuse, avec l’aide des autorités locales, souhaite un classement comme monument. Une demande formelle a été adressée par le collège des bourgmestre et échevins à la Région bruxelloise. La Commission royale des Monuments et Sites vient de remettre un avis favorable. Reste le feu vert du gouvernement… Une formalité au regard de ce bijou architectural, entretenu jusqu’à présent avec les moyens du bord, principalement ceux des donateurs au sein d’une communauté israélite de plus en plus réduite.
Construite entre 1928 et 1933
L’extérieur ne permet pas immédiatement d’apprécier toute la richesse patrimoniale du lieu. Il faut y pénétrer et se laisser guider par Marianne Puttemans, professeure d’histoire de l’architecture à l’ULB. C’est elle qui a réalisé l’étude retraçant l’historique du bâtiment, construit à partir de 1928, inauguré le 6 avril 1933 et imaginé par Joseph de Lange. « On lui doit déjà deux synagogues à Anvers et celle d’Ostende« , précise la spécialiste.
L’architecte Joseph de Lange est lui-même de confession juive (alors que, pour l’anecdote, l’architecte de la grande synagogue de la rue de Régence, Désiré De Keyser était de confession catholique), ce qui lui permet d’avoir une approche plus fonctionnelle des espaces, envisageant les couloirs de circulation pour les fidèles, la séparation entre les hommes et les femmes (à l’origine, les premiers au rez, les deuxièmes à l’étage)… Ici, « chacun doit trouver sa place, sans gêner l’autre, parce que dans la communauté orthodoxe, les femmes et les hommes sont séparés ».
Mais ce lieu raconte d’abord « toute l’histoire de l’arrivée et de l’épanouissement de la communauté juive à Bruxelles à partir de la toute fin du 19e siècle« , poursuit Marianne Puttemans. Une immigration en provenance d’Europe centrale, fuyant la pauvreté et les pogroms qui s’installe dans les grandes villes occidentales comme Bruxelles. Des populations qui arrivent en train et qui privilégient par facilité les quartiers autour des gares, comme celle du Nord et du Midi à Anderlecht. Là, elle va s’y développer et prospérer à l’image des commerçants-artisans du fameux quartier juif du Triangle.
« A l’époque, ces personnes ont installé à Anderlecht un tissu social et communautaire dont la synagogue a très vite représenté un élément structurant« , enchaîne Gershon Aronsohn, membre du conseil d’administration de la synagogue. « Aujourd’hui, la synagogue a près de cent ans, elle a besoin d’être entretenue, restaurée et aussi préservée dans son patrimoine aussi bien architectural que mobilier. D’où l’idée d’en demander le classement. »
Un classement qui concernera, s’il est confirmé, les murs, les éléments de décoration et le mobilier, d’époque. Exemple avec les rangées de bancs en chêne, chacun avec son strapontin. « Les fidèles s’asseyent, chacun à leur place, puisqu’ils sont nominatifs. Et dans le casier, qu’on peut fermer à clé, on retrouve des livres de prière« , détaille Marianne Puttemans. « Comme on le constate aussi, le temps a fait son ouvrage puisqu’on a parfois des zébrures, des cassures dans le bois… Le froid, la chaleur ont fait qu’après près de cent ans, il y a des choses à restaurer. »
Au centre de ces rangées de bancs, la « bima », l’estrade en bois sur laquelle se tiennent le rabbin et une série de personnes qui vont l’entourer pour la lecture de la Torah, le livre saint dans le judaïsme. Surplombant cette « bima », deux éléments éclatants qui captent le regard du visiteur.
Une verrière, d’abord avec ses vitraux multicolores, caractéristiques de l’Art déco, représentant plusieurs « Magen David », des étoiles de David entremêlées. « Le seul prescrit important dans la Torah, c’est le fait d’avoir la lumière qui vient du dessus« , expose Marianne Puttemans. « La coupole est également posée sur un tambour, constitué de toutes les parties verticales, composées de fenêtres, de monophores. Toutes ces fenêtres vont aider la verrière à diffuser la lumière du jour absolument partout. »
Ensuite, intervient le lustre qui descend de la verrière. C’est un élément essentiel dans la synagogue lorsque les cérémonies religieuses tardent dans la soirée et que l’éclairage naturel ne suffit plus. La pièce, massive et en laiton, épouse aussi la forme d’un « Magen David ». Au bout des six branches, plusieurs lampes. Au centre, six nouvelles étoiles, plus petites, chacune illuminée de l’intérieur. « Ce lustre est très beau mais surtout très fonctionnel. C’est plus d’ailleurs la fonction, que l’esthétique, qui donne la beauté à l’ensemble. »
Un mobilier en bois qui craque avec l’âge, un lustre souverain, une verrière étourdissante. Direction le fond de la salle et l' »Aron Hakodesh », l’arche de l’Alliance qui abrite traditionnellement les rouleaux de la Torah. Les bancs en acajou sont également restés dans leur jus. Mais ce qui surprend, c’est la fresque, voûtée, entre bleu et nuit. « C’est la symbolique du ciel, l’ouverture vers Dieu« , éclaire Marianne Puttemans. « Malheureusement, cette fresque n’est pas d’époque« . L’incendie criminel perpétré en septembre 2014 par un homme qui avait allumé quatre foyers avait sérieusement détérioré la peinture d’origine. Elle a été reproduite par la suite par les étudiants de l’Académie des Beaux-Arts d’Anderlecht.
Par contre, l’arc triomphal qui fait le pourtour de la fresque date de la construction du bâtiment. « Il représente un feuillage. Car dans la religion juive, comme dans la religion musulmane d’ailleurs, il est interdit de graver ou de peindre des figures humaines ou des animaux« , pointe l’historienne.
Gardons encore un temps le regard vers ce ciel réinterprété pour pointer ce clin d’œil fait par la communauté juive d’Anderlecht des années 30 au pays hôte. Deux lions entourent une couronne : c’est le blason, un rien différent, de la Belgique. « C’est une tradition au sein des communautés juives. Celle-ci consiste à remercier les dirigeants qui vous accueillent. »
Un charme discret et mystique à la fois. La synagogue de Cureghem a longtemps fait partie de ces perles inavouées de la Région bruxelloise. Mais cela ne signifie pas que les instances gestionnaires du lieu de culte ne veulent pas l’ouvrir au monde extérieur, notamment à son environnement proche. Celui-ci a d’ailleurs fortement évolué en l’espace d’un siècle. Les populations juives d’Europe de l’Est ont laissé place à des communautés maghrébines, d’abord, du Moyen-Orient, ensuite, de culture arabo-musulmane.
L’ouverture sur un quartier qui a évolué
« Nous proposons plusieurs activités« , détaille à ce propos Daniel Rabinovitsj, président du conseil d’administration de la synagogue. « Comme des ateliers de pratique musicale, en collaboration avec les élèves de l’Académie d’Anderlecht. Nous menons aussi un projet appelé ‘Diversité’, qui permet de faire venir les élèves des écoles d’Anderlecht. Nous attachons beaucoup d’importance à faire connaître le monde juif aux personnes du quartier, aux jeunes… C’est important pour l’avenir que ces jeunes qui ne rencontreront peut-être pas un autre juif dans leur vie puissent d’abord être accueillis ici et connaître ce lieu où les juifs se retrouvent. C’est un lieu important, avec une histoire dans le quartier. Cette synagogue est importante, pas seulement pour la communauté juive d’Anderlecht mais de tout Bruxelles. La plus grande partie des juifs venus d’Europe centrale à Bruxelles sont arrivés par Anderlecht. Ils ont été accueillis dans cette synagogue, ils ont participé aux offices. C’était un lieu central, de rencontre. Au niveau mémoriel, c’est important de préserver ce lieu, de le classer« .
Et de rappeler que pendant la Deuxième Guerre mondiale, lorsque les Nazis occupent la Belgique et imposent des lois anti-juives, le bâtiment est fermé. Les clés sont récupérées par des fonctionnaires communaux. A la fin du conflit, lorsque la communauté israélite, qui pleure ses déportés jamais revenus, souhaite retrouver sa synagogue, elle se tourne naturellement vers les autorités pour récupérer le trousseau, précieusement caché.
« Cette synagogue a des qualités patrimoniales incroyables, c’est un rare témoignage de cette architecture. Surtout, c’est un symbole important parce que la communauté juive était particulièrement présente à Cureghem« , rappelle aussi Fabrice Cumps (PS), bourgmestre d’Anderlecht. « Cureghem, c’est un quartier fait de vagues de migrations successives. Entre les deux guerres, une vague provenait d’Europe centrale et de l’Est. C’est le petit peuple qui s’est installé, ici, dans le quartier, avec la synagogue comme point central. Le classement va permettre de pérenniser les briques. Mais il faut aussi continuer à dynamiser l’occupation. »
Dynamiser au travers d’activités socioculturelles et cultuelles pour que la synagogue de la rue de la Clinique n’ait pas le même destin que les synagogues schaerbeekoises de la rue Rogier et de la rue du Pavillon, vendues et qui vont totalement changer d’affectation. A Cureghem, des offices sont donc toujours organisés, malgré la faible fréquentation.
« Il est difficile de chiffrer le nombre de personnes au sein de notre communauté« , poursuit Gershon Aronsohn. « La plupart de nos membres ont déménagé, n’habitent plus Anderlecht. Nous sommes une communauté d’assez petite taille avec quelques dizaines de membres et des fidèles qui se rassemblent autant que possible, lors des offices du Shabbat et lors des grandes fêtes du calendrier hébraïque. »
Par Karim Fadoul