Viols, assassinats, trahisons, névroses : avant que Disney les enrobe de guimauve, ces fables pas vraiment destinées aux enfants étaient très violentes.
«La Belle au bois dormant», baiser violé
Un viol, deux infanticides doublés de cannibalisme, un strip-tease et une épouse bafouée jetée dans les flammes… Résumée ainsi, une des premières moutures de la Belle au bois dormant, publiée en 1634 par le poète italien Giambattista Basile sous le titre de Soleil, Lune et Thalie, ressemble plus au scénario d’un film gore qu’aux versions de Charles Perrault ou des frères Grimm, elles-mêmes bien édulcorées dans le story-board du dessin animé rose bonbon de Disney… Car comme souvent, quand la trame s’inspire du folklore médiéval ou de ces «contes types» remontant à la nuit des temps, on est loin des histoires destinées à endormir les enfants (1).
Il était donc une (horrible) fois, «un seigneur qui eut une fille nommée Thalie. Il fit venir les savants et les devins du royaume pour tirer son horoscope. Ceux-ci tombèrent tous d’accord que l’enfant serait un jour en grand péril à cause d’une écharde de lin». Las, on n’échappe pas à son destin et après s’être piqué le doigt avec une épine, la jeune fille tomba dans un profond sommeil. Fou de tristesse, son père la déposa dans un château qu’il abandonna. Un début sans surprise. La suite l’est plus…
Quelques années plus tard, un roi (marié) découvre la belle endormie lors d’une partie de chasse et en abuse immédiatement. «Comme il s’était épris de sa beauté, il la porta à bras-le-corps sur un lit, la laissa couchée et s’en retourna à son palais, où [en bon goujat] il ne tarda pas à oublier toute cette aventure.» Neuf mois plus tard naquirent deux enfants (Soleil et Lune), qui en tétant le doigt de leur mère toujours dans le coma enlevèrent l’écharde et rompirent le sort.
La reine ayant entre-temps eu vent de l’infidélité de son mari, ordonna qu’on tue les jumeaux pour les offrir en dîner à son époux volage ; puis s’acharnant sur Thalie, lui imposa un humiliant strip-tease avant de tenter de la jeter dans les flammes. Heureusement, un cuisinier miséricordieux réussit à sauver in extremis les enfants, dénonça les vilenies de la reine au roi, qui en profita pour se débarrasser de son épouse et convoler avec la jeune Thalie. Et Giambattista Basile de conclure benoîtement : «A qui a de la chance /Le bien vient même en dormant.»
«Peter Pan», le petit grince
«Tous les enfants grandissent. Tous, sauf un…» Ainsi débute le roman de sir James Matthew Barrie, Peter Pan, paru en 1911. Une version romancée de sa pièce Peter et Wendie jouée en 1904, elle-même adapté d’un premier texte, le Petit Oiseau blanc, publié en 1902. La même histoire sans cesse réécrite…
Tous les enfants grandissent. Sauf Peter donc et… «David», aurait pu ajouter l’auteur, profondément marqué par le décès de son frère aîné à treize ans, alors que lui-même n’en avait que sept. Un drame qui laissera sa mère prostrée durant des années (poussant le petit James à s’habiller avec les vêtements du défunt, à imiter sa voix…), et qui éclaire d’une lumière sombre la personnalité de son personnage fétiche, très éloignée de la version popularisée par Disney.
Dans le dessin animé, Peter est en effet un garçon joyeux incarnant l’aventure, l’enfant éternel, la vitalité et l’insouciance… Accompagné de la fée Clochette, il emmènera la jolie Wendy et ses frères au pays de Nulle Part, île merveilleuse où des pirates ridicules côtoient des Indiens grotesques et des «enfants perdus» rigolards et insouciants. Quelques duels, de la poudre de fée, des chansons ; et tout le monde retournera à Londres pour une happy end attendue.
Le roman est pourtant bien plus dur. Loin d’être un enfant de chœur sympathique, Peter Pan déteste les adultes (il n’hésite pas à prendre de grandes respirations car «un adage de l’Ile dit que chaque fois qu’on respire une grande personne tombe raide morte»). A Londres, il récupère les enfants morts ou tombés du berceau pour les envoyer à Neverland, lieu cauchemardesque peuplé de mercenaires sanguinaires, de sirènes monstrueuses et de fées égoïstes ; où ils ne font pas forcément de vieux os puisque «le nombre d’enfants varie en fonction de ceux qui sont tués dans les combats mais aussi de ceux que Peter supprime parce qu’ils ont grandi. Pour l’instant, ils sont six…» Une mort omniprésente dans le texte original qui hante notre héros dépressif n’hésitant pas à philosopher entre deux batailles : «Mourir, ça c’est une aventure.»
On l’excusera en notant que le garçon égaré dans ce monde parallèle entre deux âges a depuis longtemps perdu la mémoire et la notion du temps qui rythme toute vie humaine. Ainsi ce dialogue à la fin de l’œuvre : alors que Wendy «demanda si la fée Clo serait heureuse de la revoir, il répondit : “Qui est la fée Clo ?” “Peter !” dit-elle, scandalisée. Mais elle eut beau lui expliquer, il avait tout oublié. “Tu comprends, dit-il, elles sont si nombreuses. Je suppose que celle-là est morte”». Peter Pan, une histoire sans fin. Comme un deuil impossible.
«Blanche-Neige», de l’arsenic pour sa pomme
Conte œdipien aux lectures psychanalytiques multiples (les trois couleurs de la vie, la pomme de la tentation, le miroir…), il est difficile de trouver un texte matrice à l’histoire de Blanche-Neige. Des versions reprenant des éléments clés apparaissent dès le XIIe siècle sous la plume de Chrétien de Troyes et les variantes vont se multiplier dans les siècles suivants.
Néanmoins, une base historique ayant inspiré les frères Grimm peut être trouvée dans la Hesse où naquit en 1533 une certaine Margaretha von Waldeck. La jeune fille était une comtesse allemande, deuxième fille du comte de Waldeck-Wildungen. Envoyée à Bruxelles pour la soustraire à la jalousie de sa belle-mère (un classique), elle y rencontre le futur roi Philippe II (fils de Charles Quint) qui tombe amoureux d’elle. Une mésalliance impensable. A tel point qu’on évoquera un empoisonnement commandité par la cour d’Espagne lorsque la belle, âgée de 21 ans, tombe malade et meurt en 1554 (l’écriture tremblotante de son testament évoquant un empoisonnement par arsenic, typique de l’époque).
Un exil forcé, le meurtre d’une jeune fille amoureuse… Jolie histoire pour les enfants. En parlant d’enfants, les sept nains sympathiques de Disney trouvent peut-être également leur origine dans la région de Waldeck, riche en gisements de cuivre (la famille de Margaretha y possédait plusieurs mines). On y faisait alors travailler des orphelins dans des conditions dignes de l’esclavage. Condamnés à un labeur éreintant dans des galeries étroites, mal nourris et vivant dans une promiscuité sordide (ils habitaient dans des maisons communes comme les personnages du dessin animé), ils atteignaient rarement la taille adulte…
Quant à la fin du conte et la punition de la perfide belle-mère, elle varie selon les auteurs : la méchante reine perd la tête, se pique avec une rose empoisonnée ou est condamnée à danser avec des souliers de fer chauffés au rouge, jusqu’à ce que mort s’ensuive. Une dernière version pouvant coller la aussi à la réalité historique et aux supplices infligés aux prétendues «sorcières» dans l’Allemagne médiévale.
«Pinocchio» : marionnette pas nette
«Je t’envoie cette gaminerie, fais-en ce que bon te semble ; mais si tu la publies, paie-moi comme il faut pour me donner envie de continuer.» En envoyant en 1881 les premiers chapitres de son texte à un éditeur pour une publication en feuilleton, Carlo Collodi, journaliste en fin de carrière aigri et solitaire, n’a pas vraiment l’impression de rentrer dans le Panthéon des auteurs de chefs-d’œuvre éternels. Il faut dire que son héros est loin d’être le personnage attachant et maladroit popularisé par le cinéma…
«C’est un récit qui est calé dans la réalité paysanne de la Toscane du XIXe siècle avec un monde dur, dominé par la faim, dominé par l’angoisse économique qui rend les rapports humains très violents», analyse Aurélie Gendrat, professeure de littérature italienne (sur France Culture le 22 mai 2020). Et de fait, le pantin inspiré par la commedia dell’arte est un affreux garnement. Il a certes quelques excuses : Gepetto, son créateur, ne l’a pas fabriqué par désir d’enfant mais pour se faire de l’argent dans les foires. Mal lui en prendra, puisque Pinocchio le fera arrêter quelque temps plus tard. Autre épisode depuis longtemps disparu, le coup de marteau fatal qui écrabouille Jiminy le criquet tentant de raisonner la marionnette. Un héros qui multipliera les mauvais coups et les mauvais choix dans un univers où règne le mensonge, la ruse et la misère (en accord avec la vision du monde du misanthrope Collodi).
La scène finale illustre bien la noirceur du conte : «Ils se mirent à ses trousses et finirent par l’attraper. Ils attachèrent ensuite une corde autour de son cou, et le pendirent à un arbre en lui disant : “Lorsque nous reviendrons demain, tu seras mort et ta bouche béante, et c’est à ce moment-là que nous prendrons les pièces d’or que tu as cachées sous ta langue.”» Ainsi périt Pinocchio dans la première version, refusée par l’éditeur. Une nouvelle fin fut demandée à l’auteur, qui fit alors intervenir la fée bleue pour sauver son héros. Qu’il ressuscitera même à la demande des lecteurs pour de nouveaux épisodes s’achevant sur la fin heureuse que tout le monde connaît : la transformation de Pinocchio en un véritable petit garçon. Et Tutto è bene quel che finisce bene !
«Cendrillon», un cas rosse
Le thème de Cendrillon, la petite souillonne qui épouse un prince, est ancestral. Il existe même un récit datant de l’époque pharaonique cité par le géographe Strabon, avec l’anecdote de la pantoufle perdue. D’autres fables circulent en Asie, en Amérique et en Europe où, une fois encore, le fabuliste Giambattista Basile proposa un texte qui inspira Perrault et les frères Grimm. Mais comme pour la Belle au bois dormant, son récit est moins sucré que les versions ultérieures. Dans sa Gatta cennerentola (la Chatte cendreuse), la jeune Zezolla est loin d’être la douce jeune fille qui roucoule avec les oiseaux. En effet, confrontée à une belle-mère désagréable qui lui impose des tâches dégradantes, elle décide avec l’aide de sa gouvernante de s’en débarrasser… en lui brisant la nuque avec le couvercle d’une lourde malle. Malheureusement pour notre héroïne sans scrupule, sa complice, qui bientôt épousera son père, est encore plus odieuse que sa première marâtre, d’autant qu’elle fait venir dans le foyer ses six horribles filles. La suite sera grosso modo identique à l’histoire qui nous est parvenue (Perrault y ayant rajouté une dimension magique et féerique).
A noter toutefois quelques détails que même Basile n’a pas osé garder : dans des versions anciennes la belle-mère coupe les talons et les orteils de ses filles pour les faire entrer dans le minuscule soulier ; ailleurs elles sont condamnées à danser dans des sabots de fer chauffés à blanc. On imagine sans peine le spectacle de ces pieds ensanglantés et cloqués martyrisés dans des chaussures transparentes de verre…
Enfin, si Perrault magnanime propose à tout le monde une happy end, Grimm enfonce le clou avec cette conclusion : «Le jour où l’on devait célébrer son mariage avec le fils du roi, ses deux perfides sœurs s’y rendirent avec l’intention de s’insinuer dans ses bonnes grâces et d’avoir part à son bonheur. Tandis que les fiancés se rendaient à l’église, l’aînée marchait à leur droite et la cadette à leur gauche : alors les pigeons crevèrent un œil à chacune d’elles. Puis, quand ils s’en revinrent de l’église, l’aînée marchait à leur gauche et la cadette à leur droite : alors les pigeons crevèrent l’autre œil à chacune d’elles. Et c’est ainsi qu’en punition de leur méchanceté et de leur perfidie, elles furent aveugles pour le restant de leurs jours.»
«La Petite Sirène», mauvaise onde
La jolie Ariel (benjamine du roi Triton, princesse du royaume d’Atlantica) souriant aux côtés de son niaiseux prince charmant. L’amour des deux tourtereaux, un temps perturbé par Ursula la méchante pieuvre sorcière, triomphant après l’intervention du roi des mers… Dans les versions de Disney, les histoires d’amour finissent bien en général. Mais l’on est, une fois encore, à des milles nautiques du conte d’origine écrit par le Danois Hans Christian Andersen en 1837. Dans ce texte douloureux, les sirènes sont des êtres sans âme condamnées à mourir dans l’écume des vagues. Une triste réalité pour la «Petite Ondine» (qui n’a pas de nom) qui rêverait d’être humaine pour connaître l’amour et espérer une autre vie après la mort… Mais pour ce faire, il faudra qu’un homme l’aime «comme il n’a jamais aimé personne», et se marie avec elle. C’est alors que la sorcière des mers propose à notre héroïne un pacte faustien : transformer sa jolie queue en une paire de jambes qui lui feront souffrir le martyre à chaque fois qu’elle posera un pied sur terre. Et comme si cette torture n’était pas suffisante, elle qui a une si jolie voix sera privée de parole (et, détail sordide, sa langue ne sera pas enfermée dans un coquillage mais bel et bien coupée).
Ariel devient donc comme promis, la plus jolie femme du monde. Mais en vain puisque le prince abusé finira par se marier avec une autre femme. Pour tenter de la délier de son sort, ses sœurs lui proposent alors de poignarder le prince. Au dernier moment, le couteau à la main, l’adolescente renonce et disparaît dans l’écume.
Une relation impossible, la volonté de se transformer (au prix de terribles souffrances), un silence imposé… Pour la critique, la Petite Sirène est de toute évidence un conte autobiographique quand on sait l’amour impossible d’Andersen pour le fils de Jonas Collin, influent mécène des arts qu’il fréquenta durant de nombreuses années. Nul besoin alors d’être un Bruno Bettelheim pour saisir le symbolisme de l’amputation de la queue ; les lettres de l’auteur à son amant imaginaire étant suffisamment claires. «Je me languis de toi comme d’une belle fille de Calabre. Mes sentiments pour toi sont ceux d’une femme. Mais la féminité de ma nature et notre amour doivent demeurer un secret.» Hans Christian, Andersen, ou l’histoire d’un vilain petit canard qui aurait rêvé être un beau cygne…
(1) On ne s’étendra pas dans cette série estivale sur toutes les interprétations psychanalytiques des contes.
par Fabrice Drouzy