C’est l’invité de l’été. Un invité mystère, un invité surprise, un invité qui ne s’est même pas invité, que l’on déteste, qui nous fait peur, un invité indésirable. Par Eliette Abecassis.
Certains ne le laisseront pas entrer. Quoi, il est de retour ? On passe son temps à le fuir, ah non, ce n’est pas lui ! Pas question de lui ouvrir la porte, on s’invente des prétextes, des projets, on élabore des programmes, des activités, des distractions, tant et si bien qu’il finirait par disparaître, à force de travail, de consommation, du cycle travail-argent-consommation, à force de villes, de transports, de rendez-vous, de ces courses incessantes que sont devenues nos vies, à force de technologie qui nous emprisonne dans une sorte de secrétariat permanent de nous-mêmes et de nos proches, de téléchargements en impressions, d’impressions en envois de mail, d’échanges numériques qui prennent plus de la moitié de nos vies désormais, de mises à jour, de vérifications, de notifications, de messages, à force de voir le temps s’accélérer – la définition même de la modernité –, à force de s’angoisser, de se diviser, de se disputer, de nuits trop courtes et de jours sans trêve, à force d’être des travailleurs de force, de se gaver de nouvelles, de commentaires de nouvelles, et de commentaires de commentaires, de paroles d’experts qui discutent entre eux afin de donner leur avis sur une nouvelle nouvelle, à force de produire du sens, au point que cette surproduction devient en fait un non-sens, à force de tout cela, et surtout, surtout à force de distractions, la tête penchée sur le téléphone portable comme des cygnes, comme des arbres frappés par la foudre, comme des hommes hypnotisés, hallucinés, envoûtés, dans les salles d’attente, dans les halls de gare, dans les trains, dans les bus, dans les métros, partout où il faut attendre, partout où l’on ne peut rien faire, mais cela n’arrive plus jamais puisqu’on regarde Facebook, Twitter, Instagram, etc., etc., le fil des réseaux sociaux qui accapare notre attention, tout comme les séries, les films, les courtes vidéos informatives ou drôles, performatives, comme s’il fallait remplir chaque segment, chaque interstice de nos vies par des listes infinies de livres à lire, de choses à faire, de successions de tâches, de films à voir, de pays à visiter, de nouveaux sites à regarder, de rêves, ou simplement de choses que l’on préfère, d’envies, de désirs, de peurs, de non-envies, si bien que l’esprit lui-même devient une machine à dérouler une liste.
Alors à bout de souffle comme à bout de cette phrase si interminable qu’elle pourrait bien faire suffoquer le lecteur en attente d’un point qui serait comme sa survie, l’on comprend que le luxe absolu, l’idéal, le tabou, le vrai rêve, le désir, c’est l’ennui. Celui qui survient lors d’une longue traversée en voiture sur une autoroute encombrée. Celui qui émerge à l’ombre d’un arbre dans une forêt, après un pique-nique, une marche, une promenade. Devant la contemplation de la mer. Devant la télévision, à force de nouvelles nouvelles nouvelles. Dans un hôtel, dans un appartement. Au cours d’une randonnée de plusieurs heures, de plusieurs jours, en haut d’un sentier, au sommet d’une montagne. Pendant que l’on nage, pendant que l’on court, pendant que l’on fait du vélo. Au pire, au cours d’un dîner entre amis, au milieu d’une conversation qui a trop duré, d’une salle de cinéma devant un film d’auteur pas si auteur, et même devant un film d’action, au bras d’un compagnon, le soir, devant un amour qui s’éteint, et soudain cette personne passionnante devient insignifiante, et cela, c’est l’ennui qui nous le dit, qui murmure tout bas, mais oui, c’est fini. C’est bel et bien fini. Ouvre les yeux enfin, tends les oreilles, il n’y a plus rien entre vous. Certes sans ennui, il n’y a pas d’amour puisque l’amour nous distrait de l’ennui, mais sans l’ennui il n’y a pas de désamour car on ne se rendrait pas compte de la fin d’un sentiment. Sans ennui, il n’y a pas de conscience. L’ennui est terrible, l’ennui est vrai. L’ennui est beau. L’ennui est implacable. L’ennui n’est pas ennuyeux, car il nous révèle à nous-mêmes, tels que nous sommes, enfin.
L’ennui c’est le temps qui passe, c’est le désir qui s’efface, c’est le rêve qui meurt et la vie qui renaît. C’est la vie. C’est pourquoi aujourd’hui, je ne vous souhaiterai pas un bon été, mais un bon, reposant, merveilleux, heureux ennui
Eliette Abecassis