La rabbine affectionne les jeux de mots qui sont pour elle une façon de remettre du comique dans le tragique, d’être acteur et pas seulement victime de ce qui nous arrive. Une manière aussi de refuser les assignations identitaires, sujet qui est au cœur de son dernier livre.
C’est une seconde nature chez elle, jouer avec eux, en entendre le deuxième sens ou celui très profondément enfoui au fond de l’autre. Du titre de son dernier livre, Il n’y a pas de Ajar (Grasset 2022), à la célébration du shabbat dans la synagogue où elle officie à Paris, Delphine Horvilleur glisse des jeux de mots partout. «J’aimerais vous dire que je fais exprès, mais je ne sais plus faire autrement», dit-elle en riant d’elle-même. Pour la rabbine la plus écoutée de France, le malentendu est le «sel de la vie», puissant révélateur de ce qui se grippe, déraille, ne va pas de soi. La meilleure façon de comprendre l’autre, estime celle qui accompagne les personnes dans les moments de crise existentielle (deuil, fin de vie, maladie…), s’appuie justement sur ce rapport altéré au langage. Son livre, écrit en l’honneur de Romain Gary et de son double littéraire Emile Ajar, auteur qu’elle vénère, est aussi une pièce de théâtre, monologue contre l’identité restrictive joué depuis la sortie du livre à l’automne dernier. En juin, une représentation était donnée aux Rencontres philosophiques de Monaco où Delphine Horvilleur est intervenue. En septembre, la pièce reprend au Théâtre de l’Atelier à Paris (les réservations viennent d’ouvrir).
C’est une «pathologie» de faire tout le temps des jeux de mots ?
J’ai l’impression, docteur, que cela s’aggrave avec les années ! C’est un peu une déformation professionnelle liée à mon rapport au texte et à l’exégèse. Le jeu de mots est très présent dans la tradition juive. Je vois des doubles sens partout et parfois je vois même le deuxième sens avant le premier. Cela a sans doute un impact sur ma façon d’écouter et de lire. Mes amis se moquent de moi : «Raymond Devos, sors de ce corps !». Je me souviens de tas de moments où le jeu de mots m’a rattrapée. Un jour par exemple, je devais me rendre à une conférence de psychanalystes à l’hôpital Sainte-Anne. J’étais en retard. Au téléphone, l’organisateur me dit : «Tu seras là quand ?» J’entends : «Tu seras Lacan ?» et lui réponds très sincèrement : «Je vais rester moi-même.» J’en ris mais il y a, selon moi, quelque chose de très profond dans ces malentendus. Comme si les mots cachaient des secrets, avaient d’autres choses à nous raconter. Mon rapport à mon langage est comme altéré. Ce mot «altéré» est d’ailleurs l’un de mes préférés en français. Il signifie qu’on se patine tout au long de la vie, qu’on change à la rencontre des autres.
Est-ce aussi une façon de se protéger d’une réalité difficile à vivre, le pas de côté pour ne pas subir ?
Ce n’est pas un hasard si le jeu de mots est l’un des piliers de l’humour juif, c’est une façon de refuser la tragédie. Replacer du comique dans le tragique permet de le traverser un peu autrement. Etre acteur, pas seulement victime. C’est un refus de la fatalité par le langage. Il y a dans l’humour, une arme nucléaire contre le désespoir. Romain Gary disait l’humour, c’est la supériorité de l’homme sur ce qui lui arrive. C’est une vraie recette pour se tenir debout. Avec le jeu de mots, on reprend la main sur ce qui nous arrive. On se redresse. On peut alors rire de nos propres drames. Bref, on peut rire de tout, la limite étant de ne jamais utiliser l’humour pour écraser l’humanité de l’autre.
Ces jeux de mots vous permettent-ils d’écouter autrement les personnes que vous accompagnez dans le deuil ou les crises ?
Après Vivre avec nos morts (Grasset, 2021), beaucoup de gens m’ont demandé sur quoi était fondée mon écoute. La vraie écoute de l’autre est du même ressort que le jeu de mots. Elle s’appuie sur les mêmes zones neuronales et paysages mentaux. Quand j’accompagne des personnes dans la maladie, la fin de vie ou le deuil, je me mets à l’écoute pleine de leur langue et repère comment, avec des mots, des silences, un lapsus, des blagues aussi, s’exprime leur souffrance. Récemment, j’ai accompagné un monsieur qui avait perdu son père, vieux juif qui n’arrêtait pas de faire des blagues. Son fils ne voulait pas prendre la parole pendant la cérémonie. Il m’avait confié : «Mon père, je ne pouvais pas lui parler parce qu’il passait son temps à plaisanter.» Durant la cérémonie, je vois ce monsieur s’agiter, je lui dis de s’approcher. Il s’empare du micro et pendant vingt minutes, il ne fait que des blagues, plus inappropriées les unes que les autres. Au cimetière ce jour-là, il a dit à son père : «Je suis bel et bien ton fils.»
Le jeu de mots n’est-il pas une façon de viser le mot juste ?
Un idéal inatteignable ! Ce qui est plus intéressant dans la conversation, c’est le dérapage, le malentendu, le ratage autour du mot juste. Prenez le mot «litté-rature», tout est raté ! Le personnage le plus important dans la Bible, c’est Moïse, porte-parole de Dieu. La particularité de Moïse, la seule qu’on lui connaisse, c’est le bégaiement. Incroyable ! Dieu choisit précisément comme porte-parole celui qui ne pourra pas avoir le mot juste. Il ne pourra traduire que de façon cassée la parole divine. Cela nous dit que la sacralité du langage n’est jamais entière. Les mots sont cassés, explosés, le langage bégaie, boîte.
Mais n’y a-t-il pas un risque de malentendu, que la conversation ne se fasse pas avec l’autre ?
Dans le deuil ou le drame, il n’y a rien de pire que dire en rencontrant quelqu’un qui souffre : «Je comprends parfaitement ce que tu vis». Eh bien non, vous ne comprenez pas exactement ce que l’autre vit. L’accompagnement de l’autre, la conversation avec lui, demande de l’humilité, la conscience du malentendu, du non-entendu, de la distance. On ne peut rencontrer l’autre que si on est conscient de la distance entre deux mondes, deux êtres, deux langages. Quand vous avez l’illusion ou l’idéologie de la fusion (faire un), il n’y a plus l’élan de rencontre. Il faut accepter que jamais, on ne parle la même langue que l’autre, même si cet autre vit dans votre rue, dans votre maison ou votre famille. Même s’il est votre propre enfant. Par la distance intergénérationnelle, mes enfants n’ont pas les mêmes mots que moi, moi, qui leur aie appris le langage. A chaque génération, les enfants inventent des mots : par exemple le «quoicoubeh» aujourd’hui ! Mon français n’est pas le leur ni le vôtre parce qu’il a pris d’autres chemins et a fait d’autres rencontres. C’est intéressant de percevoir toute relation humaine comme un plurilinguisme.
Dans votre monologue, il y a ce passage qui est assez troublant où Romain Gary dit que pour bien se comprendre, il ne faut pas parler la même langue…
C’est la même idée. Quand on sait que l’autre parle une autre langue, on peut alors commencer à se mettre en chemin vers lui, la rencontre devient possible. L’obsession identitaire, aujourd’hui, tourne beaucoup autour de la question de qui il faut être pour parler. D’où tu parles ? Si tu n’es pas gay, ton héros littéraire peut-il être homosexuel ? Si tu n’es pas noir, peut-il être noir ? Cette idée de l’appropriation culturelle suppose que je dois toujours être celui dont je parle, parce que sinon, je ne peux pas le comprendre. C’est à la fois vrai et faux. C’est vrai qu’on ne peut jamais comprendre l’autre, que sa parole ou son expérience nous échappe et qu’il ne faut pas parler à sa place. Et pourtant, cela ne doit jamais nous empêcher d’essayer de nous glisser un peu dans sa peau tout en sachant qu’on n’y arrivera pas. Si on renonce à cette expérience du rapprochement, alors, c’est foutu, il n’y a plus de conversation. Ne plus parler que de l’intérieur de sa peau, de son année ou de son lieu de naissance est un appauvrissement considérable de l’expérience humaine.
C’est ce besoin d’altérité auquel vous tenez tant ?
Je crois que c’est ça, je souffre d’une «altérite chronique» ! Je suis mal à l’aise avec les gens qui ont une «mêmite» : ceux qui se sentent très à l’aise avec eux-mêmes, ou qui se sentent très bien installés. L’altérité, c’est au contraire un rapport nomade au monde, une désinstallation, une conscience toujours en chemin. Au cours de l’histoire, de nombreuses personnes ont refusé les sédentarisations identitaires, ils ont repensé leurs héritages tout en les aimant profondément. Je le vois dans mon rapport à la langue française. Je l’interroge en permanence, car j’ai pour elle un amour fou. Toutes les questions politiques du moment sont dans la conversation que nous menons là maintenant : l’obsession des origines, de la pureté qui nourrit tous les fondamentalismes et les extrémismes politiques, le rapport à l’autre, évidemment. Les questions liées au langage sont puissamment politiques.
Aujourd’hui, nous subissons la fixité des identités plutôt que leur mise en mouvement non ?
Nous sommes pris en tenaille entre deux discours identitaires qui croient s’opposer mais se rejoignent. Les discours de l’obsession des origines, portés par le fondamentalisme religieux et l’extrême droite, consistent à dire je suis ma naissance, mes origines sont inchangées, je suis la reproduction du modèle de mes ancêtres. L’autre discours identitaire très fort est centré sur le désir et l’individu. Je suis ce que je ressens. Ces deux discours sont erronés. Je ne suis ni ma naissance ni mon désir. Je suis, peut-être, ce que je fais de ma naissance, ce que ma rencontre avec d’autres a produit sur le terrain de mes origines. Et de ce point de vue, tant que je rencontre le monde et que je m’altère, je n’ai pas dit mon dernier mot sur ce que je pourrais être. C’est là où la notion trans est intéressante et qu’elle déclenche tant de discours passionnés : cette vision de l’identité nous oblige à nous considérer tous en transition, en mutation. Cela m’oblige par exemple à accepter que celle que j’étais au début de l’entretien n’est déjà plus.
Mais ces identités mobiles créent de l’instabilité, de l’angoisse…
Cette pensée de la transition permanente est problématique en temps de crise qui lui-même crée de l’angoisse. Il pourrait en être autrement. Penser justement la traversée de crise comme un voyage dans le désert, une expérience nomade. Cela implique de trouver l’équilibre entre ce que l’on doit au passé et ce qu’il faudra détruire ou abandonner en chemin. Il s’agit de revisiter constamment nos héritages. Voyez par exemple, des gens me demandent souvent comment je peux être rabbine alors que les traditions religieuses sont si misogynes. Soit vous renoncez à cet héritage, soit vous acceptez d’en être l’héritier mais avec des outils critiques qui vont permettre d’interroger les textes, de les critiquer, de les revisiter. Je pense qu’il faut à la fois transmettre et donner ces outils critiques.
Vous dites «rabbine» ?
Il m’a fallu très longtemps pour employer ce mot. Dans le monde où j’ai grandi, la rabbine était la femme du rabbin. J’étais gênée par ce terme qui semblait signifier aux yeux des autres que je n’étais pas tout à fait rabbin. Ce qui a changé pour moi, c’est que dans ma synagogue, les enfants, sans exception, m’appellent rabbine. Donc je me suis dit que pour eux, si c’était déjà une évidence, cela devait l’être pour moi aussi. Je devais accepter cette altération du langage qui me transformait ! Si la nouvelle génération ne faisait plus la différence, je n’avais plus de raison de parler de moi au masculin.