L’ex-candidate socialiste à la présidentielle sera, à la rentrée, chroniqueuse de Cyril Hanouna sur C8, chaîne de Vincent Bolloré qui s’apprête à consolider un groupe d’extrême droite dans les médias. Lettre d’un journaliste inquiet pour son métier.
Vous allez sans doute prendre ces mots pour ceux d’un journaliste bobo déphasé, la missive d’un plumitif boursouflé de sa morgue snobinarde, vierge effarouchée devant l’émission regardée par une population qui ne lui ressemble pas. Vous allez certainement vous dire (si vous lisez cet article) que ce sont les mots de cette gauche «bien-pensante» et arrogante qui vous a raillé, dénigré et pris de haut lors de votre campagne de 2007. Ce n’est, en réalité, que le texte d’un journaliste qui s’inquiète des attaques contre son métier. Vous allez, en devenant chroniqueuse dans l’émission de Cyril Hanouna sur C8, cautionner un fossoyeur du journalisme. Et ce n’est vraiment pas le moment.
Certes, quand on estime avoir quelque chose à dire, quand on pense qu’il faut s’adresser à un public en particulier, on choisit le média qui le touche. Après tout, on imagine que vous ne participerez pas aux séquences de vulgarités dont cette émission est truffée, que vous ne serez pas mêlée aux moments pénibles d’humiliations de ses chroniqueurs par le présentateur vedette, au style de parrain clownesque. Votre rang d’ancienne candidate au second tour de la présidentielle vous a certainement permis de négocier des séquences dignes. Parce que, dans ce genre d’émission, animée par ce présentateur en particulier, c’est la dignité qui se négocie. Non, ce n’est vraiment pas le moment d’aller user votre crédit pour Vincent Bolloré, ce grand patron réac et interventionniste, propriétaire notamment de Canal +, dont fait partie C8, qui s’apprête à nommer à la tête du Journal du Dimanche, autre média à la main du milliardaire, un idéologue d’extrême droite, tritureur de faits et promoteur de la théorie du grand remplacement.
Attention, vous ne devrez pas dire du mal de Vincent Bolloré. D’autres se sont essayés à cette liberté-là, ils ont eu une réponse de mafieux – «tu ne dois pas mordre la main qui t’a nourri». Mais vous n’en avez peut-être pas l’intention. Je sais bien que ma lettre risque d’être vaine parce que je crains que vous ayez accepté ce job pour de mauvaises raisons. Serait-ce pour continuer à exister médiatiquement ? Trouvez-vous qu’à part Sud Radio, les autres grands médias, et la presse écrite ne vous ouvrent pas assez leurs micros ou leurs colonnes ? Vous êtes-vous demandé pourquoi d’ailleurs ? Peut-être qu’ils ont le sentiment assez pénible, s’agissant de la femme qui a porté les espoirs de la gauche il y a seize ans et qui avait eu, avant tout le monde, l’intuition de la nécessité d’une démocratie plus «participative», la sensation assez pénible que votre ressentiment envers le reste de la classe politique et la presse en général, vous conduit à dire à peu près n’importe quoi, par exemple sur la guerre en Ukraine.
Quelle autre raison qu’une aigreur jamais apaisée peut inciter une ancienne femme d’Etat à mettre en doute la réalité de certains crimes de guerre ultradocumentés en Ukraine, comme le bombardement début mars d’une maternité à Marioupol ? Quelle autre raison qu’une détestation d’un système médiatique, dont vous avez l’impression qu’il vous oublie, peut vous faire préférer la propagande russe aux informations d’une presse pluraliste, pour expliquer, comme vous l’avez fait, que le massacre de Boutcha est un instrument de «peur» utilisé par le président Zelensky ? Finalement, je m’aperçois en citant ces exemples qui en disent long sur votre souci de la vérité factuelle, que ma lettre de réclamation restera bien sûr lettre morte.