« Fin du franco-judaïsme? Quelle place pour les Juifs dans une France multiculturelle? » de Martine Cohen, c’est l’histoire détaillée et la sociologie fine d’une dislocation du judaïsme français durant la seconde moitié du xxe siècle.
Le franco-judaïsme israélite, ou « israélitisme », puisque c’est de lui qu’il s’agit, était ce judaïsme français né en 1791 de l’émancipation des Juifs de France par la Révolution et organisé en 1808 par Napoléon comme communauté religieuse dans le cadre politique français, sous la direction d’un « Consistoire ». Les juifs, auxquels tout est « refusé comme nation » et « accordé comme individus », deviennent alors des citoyens libres et égaux, appelés couramment « Israélites », à charge pour eux de trouver individuellement la synthèse ou l’accord entre les valeurs de la République et leur identité juive. Ce statut n’a certes pas empêché, loin de là, l’antisémitisme multiple et virulent dans la société (le sommet en sera l’affaire Dreyfus), ni finalement les déportations de masse vers les camps de la mort sous le régime de Vichy. Mais dans la mémoire, non dépourvue de nostalgie, des juifs français d’un certain âge, il s’agit d’un moment historique faste, où l’appartenance confessionnelle « israélite » pouvait aller de pair avec une forte adhésion aux idéaux de la France politique et de la République émancipatrice ; où l’assimilation à la société et à la culture française, y compris la loi de laïcité de 1905, se conjuguait avec des engagements intenses dans tous les domaines où les « juifs d’État » pouvaient s’investir ; où dominait un judaïsme religieux « modéré », mais perpétuant malgré tout l’essentiel de la tradition. En 1860, une autre grande institution avait vu le jour à côté du Consistoire : l’Alliance israélite universelle, se donnant pour mission d’exporter le modèle d’émancipation français et sa culture politique, ainsi que la défense des droits et de l’égalité dans les pays où étaient établies des communautés juives. Dans les années 1920 et 1930, ce franco-judaïsme sera à la fois renforcé et pour partie remodelé par l’afflux des juifs (ashkénazes) d’Europe de l’Est, fuyant les pogroms et la violence antisémite, et apportant leur dynamisme propre, leurs sociabilités pratiques, leurs traditions religieuses et culturelles (et leur langue yiddish).
Il était nécessaire de rappeler les grandes articulations de ce modèle, riche d’inflexions multiples, qui s’est perpétué jusqu’en 1945. Il se prolonge encore par la suite, mais l’« israélitisme » disparaît, et l’essentiel du livre de Martine Cohen est constitué par le récit d’un « nouveau franco-judaïsme », de 1945 à nos jours, avec une configuration désormais façonnée aussi par l’arrivée des juifs d’Afrique du Nord (sépharades) et par la scission entre une « orthodoxie éclairée », aux effets intellectuels remarquables, et une « ultra-orthodoxie », qui crée des yechivot (pluriel de yechiva) de stricte observance, dont le pilier est l’« étude » (de la tradition religieuse). En 1944 et 1949 sont aussi apparues deux institutions nouvelles : le Conseil représentatif des israélites de France et le Fonds social juif unifié. Le premier, dans son rôle de représentation politique auprès des pouvoirs publics, ne cessera de gagner en importance dans la seconde moitié du xxe siècle, pour deux raisons principales : les mises en cause, en France, des politiques de l’État d’Israël (face à la réalité palestinienne surtout) et les débats qui n’ont plus cessé, à partir des années 1960-1970, sur la responsabilité de l’État français et de son administration dans la Shoah.
Mais c’est surtout l’actualité historique, nationale et internationale, qui s’impose désormais aux juifs français. M. Cohen rappelle, à cet égard, le tournant capital qu’a imprimé la guerre des Six Jours (et la déclaration de De Gaulle qui s’ensuit) à la prise de conscience du rôle d’Israël et aux conflits d’interprétation à son sujet. Comme partout ailleurs, Mai 68 ne laisse pas indifférente la génération étudiante et ouvre à de multiples contestations des institutions en place. L’émancipation postrévolutionnaire et l’histoire d’amour avec la France sont revisitées, la modernité assimilationniste des Lumières rejetée comme une autre Shoah. Les dérives ultra-orthodoxes et communautaristes ne cessent de s’accroître à partir de 1980, favorisées par l’internationalisation du conflit israélo-palestinien et les attentats islamistes. L’identité des écoles juives, qui connaissent un grand essor, suscite aussi des disputes.
Ces tensions demeurent vives encore dans les années 2000, et elles trouvent des échos jusqu’au niveau le plus élevé des institutions communautaires. On évoque un « malaise juif », une « solitude juive » dans la société française (l’absence de solidarité lors de crimes sordides), la « double fidélité » (envers Israël et la France) devenue difficile, une laïcité française réticente aux signes religieux ostensibles (plutôt, dans le cas juif, à un calendrier scolaire et à des pratiques rituelles spécifiques, comme la circoncision et l’abattage rituel). Des voix diverses, dans les médias ou les institutions juives, dramatisent volontiers ces divergences en les rattachant à la mémoire du génocide ou en agitant la menace d’un départ massif de France, vers Israël ou ailleurs. Plus justement et plus raisonnablement, M. Cohen, qui connaît à la perfection toutes les facettes, externes et internes, de son sujet, diagnostique aussi dans ces soubresauts des recompositions du franco-judaïsme, une transition vers de nouvelles configurations, pluralistes (avec une progression aussi du judaïsme libéral et massorti – situé entre orthodoxes et libéraux) et ouvertes au dialogue interreligieux et interculturel, moins liées aux centres et aux activités communautaires, donc davantage « hors les murs ».