Ryszard Horowitz, qui a fait le portrait de tous les grands noms du jazz et s’est imposé comme un des pionniers de l’utilisation des effets spéciaux dans la photographie, a fait partie des centaines de juifs sauvés de la mort par Oskar Schindler. Un documentaire, en salle le 5 juillet, confronte ses souvenirs de cette période à ceux du cinéaste Roman Polanski.
« Je ne me rappelle pas des six premières années de ma vie », déplore Ryszard Horowitz, régulièrement interrogé sur cette période où il a connu le ghetto et les camps de concentration, notamment Auschwitz. Né le 5 mai 1939 à Cracovie, quatre mois avant l’invasion de la Pologne par les nazis, il fait partie avec sa famille des Schindlerjuden, ces quelque 1 200 juifs que l’industriel allemand Oskar Schindler a sauvés des chambres à gaz en les faisant travailler dans ses fabriques d’émail et de munitions. Ryszard Horowitz est aujourd’hui l’un des derniers représentants de ce groupe toujours en vie.
Longtemps, son enfance est restée pour lui un grand mystère, dont il n’a conservé que quelques bribes. A l’âge de 20 ans, il quitte la Pologne communiste pour poursuivre ses études à New York, avec un appareil photo en poche. Les voyages sont à ce point réglementés à cette époque que les autorités polonaises inscrivent sur son passeport qu’il s’engage à le rendre dès son retour chez lui. Ryszard Horowitz n’est jamais revenu. Du moins, plus jamais avec un passeport polonais.
Le départ n’a pas été facile. Ses parents avaient eu plus tôt la possibilité de rejoindre Israël ou les Etats-Unis, mais avaient préféré repousser leur décision pour s’occuper de ses grands-parents. Entre-temps, le régime communiste s’est durci.
Repousser les limites de l’imaginaire
A New York, Ryszard Horowitz est accueilli et logé par son oncle, Henry Rosner. Il intègre le Pratt Institute, l’une des principales écoles d’art aux Etats-Unis, dont le campus est situé à Manhattan et à Brooklyn. Contrairement à beaucoup de ses camarades plus dilettantes, le futur photographe profite à plein des richesses culturelles de New York et établit son quartier général au Metropolitan Museum.
Ce grand amateur de jazz qui avait photographié, à la fin des années 1950, la scène underground de son pays découvre aussi surtout à Manhattan les clubs où, pour 1 dollar, on peut écouter de la musique toute la nuit. Il immortalisera au fil des années les plus grands en concert : Louis Armstrong, Charles Mingus, Thelonious Monk, Duke Ellington, Count Basie, Sonny Rollins…
De cette passion pour l’image, il va faire un métier. Après des études de conception graphique, il devient l’assistant du grand photographe de mode américain Richard Avedon, puis finit, en 1967, par ouvrir son propre studio à New York. Entre-temps, il a brièvement travaillé pour le cinéma, la télévision et la publicité. Depuis, Ryszard Horowitz s’est fait connaître pour son utilisation des effets spéciaux dans la photographie, s’inspirant de Magritte et de Dalí. Time, Vogue, Harper’s Bazaar publient ses images.
Sur ses photos restées célèbres, on peut voir un lapin s’échapper de l’écran d’un ordinateur, un aigle s’emparer d’un bébé prisonnier d’un écran de télévision ou des voitures de luxe flotter sur des nuages. Dans son travail, Ryszard Horowitz n’a eu de cesse de repousser les limites de l’imaginaire. Une liberté absolue qui prend une tout autre signification pour un survivant d’Auschwitz.
Le temps du ghetto
C’est en 1983 qu’il se retrouve confronté à son passé de déporté après avoir longtemps tenté de le mettre de côté. Il se replonge dans son enfance à l’invitation du réalisateur Jon Blair, pour son documentaire Schindler, diffusé à la télévision britannique. Devant la caméra, impossible de retenir ses larmes. Il comprend alors qu’il restera toute sa vie un Schindlerjuden. Ryszard Horowitz entreprend dès alors un travail sur sa mémoire et devient l’enquêteur de sa propre existence, retrouvant amis, membres de sa famille susceptibles de l’avoir connu pendant la guerre : « Je suis devenu “accro” à mon passé et je n’ai plus jamais décroché. »
Agé aujourd’hui de 84 ans, il est retourné à Cracovie sur les traces de l’ancien ghetto. C’est le sujet d’un documentaire, Promenade à Cracovie, des réalisateurs polonais Mateusz Kudla et Anna Kokoszka-Romer, en salle le 5 juillet. On l’y suit avec son ami d’enfance, un autre survivant célèbre du ghetto, Roman Polanski alors appelé Raymond Liebling.
La mémoire du metteur en scène du Pianiste (2002), hypermnésique, ne souffre d’aucune ellipse et le passé est encore terriblement vivace. Roman Polanski se souvient, par exemple, que le jour de la liquidation du ghetto, son père l’a réveillé avant l’aube. Il l’a conduit place Zgody, un angle mort, situé derrière la bâtisse des gardes SS. Là, il a coupé les barbelés avec des cisailles et ordonné à son fils de partir.
Si le passé reste d’une aveuglante clarté pour Polanski, Ryszard Horowitz cherche toujours à remonter les fils d’une biographie impossible à reconstituer. Il sait qu’il vivait avec ses parents et sa sœur à Cracovie, dans un appartement qui jouxtait le futur ghetto, qu’à sa création, le 3 mars 1941, il l’a rejoint pour y rester jusqu’à sa liquidation, les 13 et 14 mars 1943. Le père de Ryszard Horowitz, David, travaille alors comme comptable dans une entreprise d’import-export. Sa mère, Regina, est modiste. Il a aussi une sœur aînée, Niusia, plus âgée de six ans, qui vient de fêter ses 90 ans, et vit encore à Cracovie.
Dans ses mémoires, Roman par Polanski, publiées par Robert Laffont en 1984, le cinéaste raconte sa première rencontre avec son futur ami. Durant les premiers mois qui suivent la formation du ghetto de Cracovie, il y a encore un restaurant et un modeste cabaret de plein air, où l’on boit au son d’un orchestre où prédominent les accordéons. Deux amis du père du cinéaste, les frères Rosner, appartiennent à cet ensemble musical. Henry est violoniste, Leo accordéoniste. Les nazis faisaient même appel à eux pour animer leurs fêtes.
Ce jour de 1942, les deux musiciens jouent pour le troisième anniversaire de leur neveu. Roman Polanski, âgé de 9 ans, est invité à cette fête où lui sont servis des gâteaux et du chocolat. Enfant capricieux, enfant tout simplement, et sans doute enfant pour la dernière fois, Ryszard Horowitz refuse de boire le cacao qui lui est donné. Une anecdote sans grand intérêt sinon qu’elle dit la vie avant la déportation, avant que des parents, comme ceux de Ryszard, ne remuent ciel et terre pour sauver leur enfant en le confiant à d’autres. Comme ces tentatives pour l’exfiltrer du ghetto et le mettre entre les mains de leur ancienne bonne, qui habite à la campagne. « Je crois qu’il y a eu des allers-retours et, pour une raison qui m’échappe, cela n’a pas marché. »
Sous la protection de Schindler
Après la liquidation du ghetto de Cracovie, une partie de sa population, considérée comme apte au travail, dont la famille Horowitz, est transférée à quelques kilomètres de là, au camp de travail de Plaszów, situé à l’emplacement de deux cimetières juifs, préalablement profanés et dévastés. Le commandant SS Haupsturmführer Amon Göth le dirige d’une main de fer. L’espérance de vie d’un prisonnier y dépasse rarement les quatre semaines. Grâce à ses innombrables connexions à l’intérieur du camp, David Horowitz parvient à placer sa femme et ses deux enfants dans l’ancienne usine d’émaillage Emalia, devenue propriété d’Oskar Schindler, située à Cracovie. Là, les juifs peuvent survivre un temps à l’abri des persécutions nazies.
De son séjour à Plaszów, quelques journées peut-être, une ou deux semaines tout au plus, Ryszard Horowitz n’a qu’un seul souvenir, celui d’avoir croisé le regard d’Amon Göth. Comme l’expliquera Poldek Pfefferberg, l’un des juifs de Plaszów sauvés par Schindler : « Voir Göth, c’était voir la mort. » Ryszard Horowitz se trouve alors avec son père, sa mère et sa sœur étant assignées à une autre partie du camp.
Il était hors de question de lever la tête si jamais l’officier s’arrêtait devant vous. « C’est le seul souvenir que j’ai de Plaszów, évalue Ryszard Horowitz. Vous vous rendez compte ? Le seul ! » Ce jour-là, la plupart des enfants du camp sont placés dans des camions destinés à les transporter dans un camp d’extermination, possiblement Auschwitz ou Bełżec, où étaient en général déportés les juifs du ghetto de Cracovie.
Ryszard Horowitz est blotti contre son père quand Amon Göth, accompagné d’un autre officier, se penche sur eux. Il fait très froid, avec un fort vent de face, se souvient Horowitz. « Soudain, le nazi à côté de Göth s’approche de mon père et lui demande : “Qu’est-ce que tu fous là ?” Il s’avère qu’il avait été client avant-guerre de l’entreprise d’import-export où travaillait mon père. L’officier murmure quelque chose à l’oreille de Göth. Ces mots m’ont d’évidence sauvé la vie. Vous savez, seule une poignée de gamins a survécu à cette journée. » Après la guerre, cet officier sera arrêté et jugé. Il n’échappera à la peine de mort qu’à la faveur du témoignage de David Horowitz.
Matricule B14438 sur son avant-bras
Alors que l’armée soviétique approche de Cracovie, à l’été 1944, les nazis se préparent à démanteler Plaszów. Oskar Schindler en profite pour déplacer son usine, avec son personnel juif, à Brünnlitz, près de sa ville natale, dans l’est de ce qui est aujourd’hui la République tchèque, afin de continuer ses activités de marché noir et de protection des juifs, avec la dimension ambiguë d’une telle mission. Ryszard Horowitz s’y rend avec David. Sa mère et sa sœur doivent les rejoindre à bord d’un autre convoi.
Mais à peine le père et le fils sont-ils arrivés à Brünnlitz que le commandant de ce camp de travaux forcés décide de les envoyer à Auschwitz. Par un terrible concours de circonstances, Oskar Schindler s’est brièvement absenté au moment de cette décision. Privés de leur protecteur, ils se trouvent promis à la déportation à laquelle ce dernier leur a permis d’échapper pendant près de deux ans. Ryszard et David Horowitz arrivent à Auschwitz en septembre 1944. Ils y restent deux mois ensemble avant que David Horowitz soit transféré dans un autre camp, à Mauthausen.
D’Auschwitz, Ryszard Horowitz, âgé alors de 5 ans, ne se souvient que de deux choses : son arrivée dans le camp et sa libération par l’armée soviétique le 27 janvier 1945, quelques mois plus tard. Après la sélection, Ryszard Horowitz s’est vu tatouer le matricule B14438 sur son avant-bras. Passer par cette étape signifiait échapper à la chambre gaz.
Après des recherches, le photographe s’est aperçu que son père a hérité du matricule juste avant lui, et son oncle, le musicien Henry Rosner, du matricule juste après lui. « Je me souviens d’un gamin, ce jour-là, très perturbé par les circonstances. Il hurlait. Les nazis ont commis une erreur sur son avant-bras, ils ont tout simplement barré le matricule pour en tatouer un nouveau. Il est devenu le seul garçon à avoir deux tatouages. »
« Plus je vieillis, plus j’ai du mal à comprendre comment je suis parvenu à survivre », constate le photographe depuis son appartement new-yorkais. Il lui faut donc s’appuyer sur la mémoire des autres pour tisser le fil de son existence. « Il faudrait que vous me l’expliquiez, dit Ryszard Horowitz. J’ai été trop jeune et trop bête pour oser le demander à mon père. » Mais ce dernier, envoyé à Mauthausen, aurait bien été en peine d’expliquer à son fils le mystère de ses deux mois de survie coupé des siens alors qu’il n’avait pas 6 ans.
Cette interrogation est devenue la quête d’une vie. Jusqu’à ce qu’il apprenne qu’un autre déporté nommé Roman Gunz, originaire de Cracovie lui aussi, a pris soin de lui et d’autres garçons. Il l’a caché dans un baraquement où des malades du typhus étaient confinés – un des très rares endroits où les gardiens du camp n’allaient jamais fouiller.
La preuve que son fils a survécu
La libération d’Auschwitz reste un moment à part dans la mémoire de Ryszard Horowitz. L’Armée rouge est en fait entrée deux fois dans le camp. La première fois, les militaires, et surtout les caméramans, ont trouvé que les prisonniers n’allaient pas assez spontanément à la rencontre de leurs libérateurs. Si bien que le moment historique a été de nouveau mis en scène de manière que les déportés expriment davantage d’enthousiasme.
Sur ces images reprises dans le documentaire Promenade à Cracovie, on aperçoit Ryszard Horowitz. Impossible de manquer l’enfant, la caméra s’arrête sur lui, il laisse même découvrir le tatouage sur son avant-bras. Comme il est le plus jeune du groupe, le spectateur est, pour ainsi dire, happé par son visage.
C’est en regardant ces images aux actualités filmées, dans un cinéma de Cracovie, que Regina Horowitz découvre que son fils a survécu, raconte-t-elle. Elle se précipite aussitôt dans la cabine du projectionniste pour obtenir les photogrammes où apparaît son enfant. Le technicien obtempère et prend ses ciseaux.
Regina Horowitz sort de la salle de cinéma avec la preuve que son fils a survécu. Plus tard, elle lui remettra ce bout de film. Ryszard Horowitz l’a conservé. Cette photo n’a-t-elle pas rendu possible toutes les autres ? Photo en main, Regina Horowitz a fait le tour des orphelinats et trouvé celui où a été placé son fils pour finalement apprendre qu’il l’a déjà quitté avec une amie de la famille Horowitz, Tosia Liebling, accompagnée de son neveu, Roman Polanski. Les liens entre les familles Liebling et Horowitz, très forts pendant la guerre, deviendront encore plus solides à la fin du second conflit mondial.
Après la défaite nazie, la famille ignore encore si le père du jeune Ryszard, déporté à Mauthausen, a survécu. Regina Horowitz est tombée sur son mari presque par hasard dans une rue de Cracovie. Ryszard se souvient de la date, le 5 mai 1945, le jour de son sixième anniversaire, comme si sa vie, mise entre parenthèses, pouvait enfin commencer. Peu après, le père de Roman Polanski reviendra de Mauthausen. C’est dans l’appartement des Horowitz que le futur cinéaste le retrouve. Ryszard Horowitz se souvient de ce moment unique, si bien relaté dans Promenade à Cracovie. Le père assis à table. Roman Polanski qui entre et le découvre. Cet épisode-là, le photographe ne l’a jamais oublié.
Le chemin de la liberté
Ryszard Horowitz, ses parents, sa sœur sont sortis miraculeusement indemnes de la Shoah. Ses grands-parents paternels sont revenus. Les parents de sa mère et une tante ont eux été assassinés. « J’étais le seul garçon juif de Cracovie à avoir un grand-père, se souvient le photographe. Il me racontait le soir des histoires de la première guerre mondiale avant de me mettre au lit. Roman m’expliquait que je n’avais pas été touché tant que ça par la guerre. Moins que lui, certes, mais quand même. »
Dans ses Mémoires, Roman Polanski, qui a perdu sa mère enceinte et sa grand-mère à Auschwitz, décrit, avec un humour et une précision stupéfiants, le havre de paix que constituait pour lui l’appartement des Horowitz, devenu un second foyer après la guerre : « Regina Horowitz était le type même de la mère de famille juive. Chaleureuse, indulgente, pleine de vie – une montagne d’énergie. Elle allumait toujours les bougies le vendredi soir et, pour la première fois de ma vie, je me retrouvai dans une maisonnée où les rites juifs étaient respectés. »
Il décrit également à quel point « l’antisémitisme [était] encore fort virulent en Pologne » : « Il y a eu plusieurs pogroms à cette époque et l’un d’entre eux au moins eut lieu à Cracovie. » C’est en effet en août 1945 que se déroule à Cracovie le premier pogrom postnazi en Pologne : attaques de synagogues, de centres communautaires et d’appartements, assassinats. Après la disparition de plus de 2 millions de juifs polonais pendant la seconde guerre mondiale, 1 500 autres sont assassinés entre 1945 et 1947, 100 000 quittent le pays.
Ryszard Horowitz a été impliqué dans la production de La Liste de Schindler (1993). A une échelle beaucoup plus modeste que sa sœur, consultante sur plusieurs scènes du film de Steven Spielberg. C’est elle, du moins son personnage, qui, en compagnie d’une autre petite fille, présente son cadeau d’anniversaire à Oskar Schindler.
Ryszard Horowitz apparaît dans la scène finale, au moment où il passe du noir et blanc à la couleur pour montrer les Schindlerjuden aujourd’hui, sur la tombe de l’industriel à Jérusalem. Accompagnés par les acteurs, Ryszard Horowitz et d’autres survivants posent des cailloux sur la pierre tombale d’Oskar Schindler, témoignage selon la tradition juive de respect pour le défunt.
Quand le photographe a quitté la Pologne, en 1959, pour les Etats-Unis, ses parents lui ont dit : « Pars, il n’y a pas d’avenir en Pologne communiste. » Son appartement, dans la 30e Rue à Manhattan, deviendra, au fil des ans, le foyer d’accueil pour les Polonais exilés à l’Ouest. C’est ici, qu’il accueillera Roman Polanski, venu présenter son premier film, Le Couteau dans l’eau, en 1963. Toute sa vie, Ryszard Horowitz semble avoir défendu la liberté qui lui avait été confisquée.