Le 19 avril 1943, les juifs polonais se révoltent contre l’occupant nazi. Enfermés depuis octobre 1940 dans un ghetto de 300 hectares délimité par un mur de trois mètres de haut au cœur de Varsovie, la plupart sont déportés au camp de Treblinka avant que la zone ne soit incendiée. Le musée Polin et l’Institut historique juif, deux acteurs de la culture polonaise, œuvrent au devoir de mémoire par la numérisation de leurs archives.
Une porte en béton gris, surmontée de l’inscription « 19.04.1943 » peinte en noir. C’est par celle-ci que l’on entre dans l’exposition temporaire « Autour de nous, une mer de feu » au Polin, le musée de l’histoire des juifs de Pologne. Une fois ce bloc de béton passé, le visiteur s’immerge instantanément dans la vie du ghetto et plus particulièrement au moment de l’insurrection, le 19 avril 1943 : « La scénographie est très importante, de même que l’ambiance sonore qui a été créée, explique Zuzanna Schnepf-Kolacz, conservatrice au Polin et curatrice de l’exposition. Avec Barbara Engelking, [la cofondatrice de l’exposition, NDLR] nous voulions concevoir une scénographie qui évoquerait la vie du ghetto, mais pas le reconstruire à l’identique. »
Pendant 80 ans, l’histoire des civils a été éclipsée par celle des combattants du mouvement de résistance armée. Pour offrir une nouvelle perspective, les deux créatrices de l’exposition ont fait le choix de raconter l’histoire de l’insurrection du point de vue polonais : « Ces photographies qui documentent le destin des juifs à l’intérieur du ghetto sont uniques. Nous voulions montrer l’histoire du point de vue très personnel et très privé des victimes », complète Zuzanna Schnepf-Kolacz.
À l’heure actuelle, seules deux personnes sont en possession d’un tel patrimoine : d’abord Aleksandra Sobiecka, dont le grand-père, Rudolf Damec, ingénieur passionné de photographie depuis les années 1930, résidait avec sa famille, rue Grzybowska, juste à côté du mur du ghetto. Cette experte en assurance de 56 ans a retrouvé des clichés pris dans la Pologne d’avant-guerre, mais aussi du matériel précieux, car plus rare, au moment de l’insurrection du ghetto en avril 1943 : « Tout est parti d’une quête familiale. J’ai commencé à faire des recherches en 2017. Après avoir rendu visite à des membres de ma famille en Pologne, mais aussi en France où vit une partie de la famille de la femme de Rudolf, j’ai finalement trouvé les négatifs du ghetto en 2019 dans une commode de mon père. Quand je les ai vus, ça a été un vrai choc, se souvient-elle avec émotion. En accord avec mes sœurs, j’ai donné les clichés et les négatifs au musée Polin. On ne voulait pas qu’ils restent enfermés dans une boîte qui aurait surement fini à la poubelle. Leur place se trouve dans un musée. Par ailleurs, j’ai créé un site internet pour permettre à ma famille, qui réside à l’étranger, d’avoir plus d’informations sur notre histoire commune. »
Quant à Maciej Grzywaczewski, producteur de cinéma de 68 ans natif de Gdansk, l’histoire est un peu similaire. Si ce n’est que la curatrice de l’exposition a eu connaissance des négatifs réalisés par son père avant lui. En 1943, Zbigniew Grzywaczewski, alors âgé de 23 ans, est pompier de métier. Lorsque les nazis incendient le ghetto le 19 avril, il est mobilisé pour circonscrire le feu : « Ces trouvailles m’ont beaucoup remué. Il y a eu beaucoup d’émotion parce que ce sont des clichés de grande valeur, qui sont a priori les seuls que l’on connaisse de l’intérieur du ghetto. »
Grande valeur historique
Depuis sa création en 2013, ce musée national détenu pour un tiers par l’État, un autre par la ville de Varsovie et un dernier tiers par l’Institut historique juif, collecte, archive et numérise des objets, du matériel sur les juifs polonais, mais aussi des œuvres d’art d’artistes juifs. Sont également répertoriés des souvenirs personnels et les résultats des fouilles qui ont été faites à l’occasion de la construction du musée. « Tout ce contenu, qui fait désormais partie de nos collections, a été numérisé pour être disponible sur le web, indique Aldona Modrzewska, responsable des collections. Nous possédons également des interviews orales qui racontent l’histoire des juifs contemporains polonais. Il y a aussi toute une collection iconographique que l’on continue de récupérer en allant partout en Pologne, mais aussi dans les pays voisins, comme en Biélorussie ou en Lituanie. »
À chaque exposition, le musée Polin incite, par le biais de campagnes de sensibilisation, les citoyens à faire don d’objets en lien avec la thématique. Concernant « Autour de nous, une mer de feu » qui se poursuit jusqu’en janvier 2024, 1000 objets, dont des correspondances du ghetto, des clichés, des souvenirs, des cartes postales et des notes ont été récupérés : environ 300 ont déjà été numérisés. Mais pour le reste, « il faut attendre l’intervention de conservateurs parce que ce sont surtout des écrits qui sont dans un mauvais état, mal conservés et qui demandent un soin particulier avant d’être numérisés, révèle la responsable des collections. Au musée, tout un ensemble de personnes, notamment des historiens de l’art, curateurs et spécialistes, examinent l’authenticité des objets. Il peut arriver que ce soit des faux ou des copies. Une commission patrimoniale s’occupe ensuite de vérifier que l’objet a sa place dans le musée et correspond à l’esprit de l’exposition. » Seules deux personnes sont chargées de la numérisation de la collection des 15 000 objets entreposés au musée : un photographe et un coordinateur qui travaillent essentiellement avec des appareils photo.
« Tout peut être numérisé »
Contrairement au musée Polin, des scanners sont utilisés en plus d’appareils photo pour la numérisation des archives de l’Institut historique juif, « la plus ancienne institution de Pologne et probablement aussi du monde qui s’occupe réellement des survivants de l’Holocauste », comme le rappelle fièrement sa directrice Monika Krawczyk.
« La plus grande source d’archives du ghetto, complète Krzysztof Czajka-Kalinowski, le responsable du département numérisation depuis sept ans. Contrairement à ce que l’on pourrait penser, tout peut être numérisé. En revanche, en fonction de l’encombrement de l’objet, il faut parfois trouver des combines. On ne fait pas de numérisation à 360 degrés. Par exemple, tous les objets en 3D comme les œuvres d’art, les films négatifs, ainsi les photos en elle-même, sont prises en photo. Tous les objets les plus importants, notamment certaines archives de Ringelblum [d’après le nom de l’historien polonais engagé dans l’action clandestine du ghetto de Varsovie, NDLR] qui sont très fragiles, les photographes ont même trouvé un moyen de les numériser sans les manipuler. Les manuscrits et les livres sont scannés. Cela revient presque au même, si ce n’est qu’en photo, le temps d’exposition est plus long », conclut Krzysztof Czajka-Kalinowski. L’objectif est de ne pas laisser « sa patte » quand un objet est numérisé. Il est interdit d’utiliser Photoshop. Et le droit d’auteur ne s’applique pas sur celui ou celle qui entreprend cette action.
À l’époque situé dans le ghetto de Varsovie, l’Institut se compose aujourd’hui d’un musée, d’un département de recherche et d’une bibliothèque. Les archives physiques sont stockées sur place, dans un abri spécialement conçu pour elles avec des conditions atmosphériques particulières et surveillées en permanence, pour assurer le meilleur état de conservation possible.
Le studio de numérisation se trouve au sous-sol, dans lequel travaillent un photographe et un scanneur. Les murs du laboratoire sont gris foncé pour éviter l’altération de l’objet photographié ou numérisé : « Le département de numérisation a été créé en 2014 après avoir touché des fonds de l’État, des fonds privés et des fonds norvégiens. Nous disposons d’une collection incroyable de photos aussi qui ont été faites par des juifs et non par les nazis. Et ça fait toute la différence puisque celles des nazis avaient un but propagandiste. »
Transmission de la mémoire
Pour certains objets, le temps presse. L’un des critères de sélection des objets est leur état d’origine. Par exemple, le papier journal des années 1920, très fin, était censé vivre trois jours et a désormais 100 ans. Quant à la sélection des films, il faut numériser en priorité ceux en plus mauvais état de conservation. Une subvention de l’Union européenne à hauteur de près de 17 millions d’euros a d’ailleurs permis la création de la plateforme de streaming 35mm.online. Ce service de VOD, disponible en polonais et en anglais, permet de visionner des films restaurés et numérisés, parmi lesquels un documentaire sur la cérémonie de commémoration des 50 ans du ghetto de Varsovie (1993).
D’un point de vue patrimonial, il est essentiel que les archives soient disponibles en ligne pour les rendre accessibles à un plus grand nombre. « Tout ce qui se trouve en possession de l’Institut devrait être « digitalisé » à terme, parce que ça augmente la sécurité de l’objet. Il [en] existe ainsi plusieurs copies stockées dans plusieurs institutions publiques, affirme Krzysztof Czajka-Kalinowski. On sent vraiment que c’est le dernier moment pour accéder à ces témoignages et ces témoins parce que cette génération qui a connu la guerre, vieillit et est en train de disparaître. » Monika Krawczyk, poing serré sur son bureau, martèle qu’il faut « sauver le plus possible. Nous proposons aux familles de collecter et numériser les documents qui pourraient avoir un lien à l’histoire juive. Tout ce que nous faisons a pour but d’approfondir les connaissances. L’éducation de ce pan de l’histoire est cruciale pour empêcher la croissance de toutes les menaces de racisme et d’antisémitisme dans la société en général. »