On pourrait s’attendre à ce que la lutte contre l’antisémitisme figure dans le large éventail des causes « woke », au côté de la lutte contre le sexisme, contre le racisme ou contre l’homophobie. Elle apparaît pourtant comme un angle mort du wokisme. Certains indices laissent même présumer de possibles tendances antisémites au sein de cette mouvance…
Ce que l’on entend communément par « wokisme » est l’appel à la vigilance (« éveil ») sur les discriminations subies par des minorités ou des catégories infériorisées en raison de leur sexe, de leur orientation sexuelle, de leur appartenance ethnique, d’un handicap, etc. A ce titre il s’enracine dans une mouvance de type progressiste, même si, par certains de ses partis-pris théoriques ou par certaines des méthodes qu’il emploie pour faire avancer ses causes, il s’attire des réserves voire de sérieuses critiques, et ce non seulement par la droite, hostile à toute revendication égalitaire, mais aussi par une fraction de la gauche, opposée à des dérives potentiellement totalitaires1. Mais ce n’est pas le sujet ici2.
Absence des programmes universitaires
Compte tenu de cette focalisation sur les minorités discriminées, l’on pourrait s’attendre à ce que la question juive soit particulièrement présente dans le large éventail des causes « woke », de sorte que la lutte contre l’antisémitisme ait sa place au côté de la lutte contre le sexisme, contre le racisme ou contre l’homophobie. Or, il n’en est rien. Il suffit pour s’en convaincre de regarder la liste des « studies », ces programmes universitaires qui ont pris naissance dans les années 1980 aux États-Unis avec les « gender studies » et se sont ensuite déclinés en « gay and lesbian studies », « race studies », « decolonial studies », « disability studies », « fat studies », etc. S’il existe bien des « jewish studies », c’est une discipline plus ancienne et qui a pour objet le judaïsme mais pas les discriminations antisémites. Et si l’on cherche « antisemitic studies » sur Google, on obtient bien quelques résultats, mais avec seulement 1320 occurrences, alors que l’on trouve environ 42,7 millions d’occurrences pour « gender studies », 3,28 millions pour « disability studies », 655 000 pour « gay studies », 591 000 pour « race studies », ou 115 000 pour « fat studies ». Le sort des obèses émeut manifestement plus les « éveillés » aux discriminations que les persécutions antisémites – à moins qu’ils ne les estiment déjà suffisamment documentées, ou bien obsolètes ?
Des courants antijuifs
L’antisémitisme semble bien constituer un angle mort du wokisme. Mais il y a pire : certains indices laissent présumer de possibles tendances antisémites au sein de la mouvance woke. Lancé dans les années 2010, le mouvement antiraciste américain « Black Lives Matter » qui a accompagné l’essor du wokisme, n’en a pas été exempt, avec une hostilité marquée à l’égard d’Israël et la disposition de certains à assimiler les Juifs aux « blancs », donc aux privilégiés, donc aux « dominants » et donc, implicitement ou explicitement, aux persécuteurs des minorités opprimées : on est bien loin de l’alliance entre le rabbin américain Abraham Joshua Heschel et Martin Luther King défilant ensemble à Selma, en 1965, lors d’une célèbre marche pour les droits civiques.
En France, Houria Bouteldja, militante du « Parti des indigènes de la République » (PIR) très engagée dans la lutte contre les discriminations envers les populations issues de l’immigration, publia en 2016 un livre intitulé Les Blancs, les Juifs et nous, dont le titre ne laisse guère de doute sur sa conception de la division du monde entre « dominants » et « dominés ». Son positionnement clairement antisémite s’est exprimé notamment avec des déclarations telles que « Mohammed Mehrah, c’est moi ! » ou « On ne peut pas être israélien innocemment ». Certes elle n’est pas forcément représentative de l’ensemble du mouvement décolonial, mais ceux qui l’ont publiquement soutenue sont loin d’être des marginaux dans le monde intellectuel, ce qui ne permet pas de minimiser ses positions comme étant totalement excentriques ou minoritaires3. Plus récemment, sur un fil de discussion de Twitter en juillet 2022, des personnes se réclamant de « l’antiracisme décolonial » et de la « théorie critique de la race » (deux thématiques emblématiques du wokisme) ont écrit qu’« Anne Frank avait le privilège de la race blanche » : ainsi, commente Nicolas Zomersztajn qui rapporte le cas, les Juifs se retrouvent du côté des « dominants » invisibilisant les souffrances des « dominés »4.
Des liens avec l’islamisme
Par ailleurs, l’assimilation du wokisme au progressisme via la lutte contre les injustices lui attire le soutien de la gauche, ou du moins de sa fraction la plus radicalisée – notamment La France Insoumise (LFI) et la Nupes (Nouvelle Union Populaire Écologique et Sociale). Or la gauche radicale est particulièrement perméable, on le sait, à un antisionisme qui frôle l’antisémitisme, notamment à travers ce que le politiste Pierre-André Taguieff a nommé l’« islamo-gauchisme », à savoir le soutien systématique aux musulmans considérés comme les nouveaux prolétaires5. Et il n’y a qu’un pas du soutien aux musulmans à la complaisance envers l’islamisme et envers un antijudaïsme ancré de longue date dans la culture islamique.
Or ce pas est souvent franchi par les partisans du wokisme, lequel entretient des liens étroits avec l’islamisme, comme l’a montré Lorenzo Vidino, islamologue et directeur du Programme sur l’extrémisme de l’Université George Washington. Il met en évidence la façon dont les « nouveaux islamistes endossent des thèmes ultra-progressistes, leur permettant de conclure des alliances avec la gauche radicale. Les développements les plus récents ont ainsi vu se multiplier les ponts entre islam radical et ce qui est désormais nommé ʺculture wokeʺ, dans un contexte de propagation des contenus profondément modifié par les chaînes satellitaires et les réseaux sociaux », en préférant aux références traditionnelles « le langage de la discrimination, de l’antiracisme, de l’oppression intériorisée, de l’intersectionnalité et de la théorie postcoloniale », ce qui « leur donne un accès au monde politique, médiatique et à la société civile que leurs prédécesseurs n’auraient jamais osé espérer ». D’où la question de savoir si le wokisme n’est pas en train de devenir « un puissant vecteur de l’influence islamiste dans le monde occidental »6.
C’est ainsi que parallèlement au judaïsme, angle mort des causes familières au wokisme, il existe un second angle mort : celui de l’antisémitisme à l’intérieur de cette mouvance – un antisémitisme qui n’est bien sûr ni clairement exprimé (sauf cas extrêmes, telle Houria Bouteldja) ni publiquement revendiqué. Car à la gauche de la gauche, contrairement à la droite de la droite, l’antisémitisme demeure un tabou. Il s’agit donc d’un antisémitisme paradoxal et, pour cette raison, peu visible : un angle mort, donc.
L’universalisme, cible du wokisme
Comment expliquer ce paradoxe d’un progressisme affiché mais excluant les Juifs de son programme de lutte contre les discriminations, voire les incluant dans la liste noire des persécuteurs ?
La première cause, nous venons de le voir, relève du tournant pris par une partie de l’extrême gauche, dont le soutien aux « dominés » s’est déplacé du prolétariat aux victimes du colonialisme, avec le tiers-mondisme puis, à partir des années 1980, aux immigrés des pays occidentaux, donc aux musulmans, nouveaux « damnés de la terre ». Le conflit israélo-arabe n’a fait que durcir ce positionnement en assimilant le sort des immigrés à celui des Palestiniens et, conséquemment, en étendant la critique de la politique israélienne à la délégitimation de l’État d’Israël tout entier voire, dans les pires des cas, à la stigmatisation des Juifs en général. Tout cela est bien connu mais mérite d’être replacé dans la perspective de la « wokisation » de l’islamo-gauchisme à travers la focalisation sur la victimisation des minorités.
La seconde cause de cet angle mort est sans doute plus subtile. Elle réside dans la question de l’universalisme, régulièrement mis en cause par l’idéologie woke, profondément imprégnée du communautarisme américain qui considère les individus en tant qu’appartenant à des communautés (de race, de sexe, de religion…) et, à ce titre, détenteurs de droits collectifs – l’égalité étant pensée en termes de communautés et non pas d’individus, comme c’est le cas dans le modèle républicain français. Or, en France, l’intégration des Juifs s’est faite en s’appuyant sur l’universalisme, garant d’une égalité entre citoyens détachée de toute appartenance religieuse ou ethnique. On connaît le lien étroit entre l’israélitisme – cette forme typiquement française d’intégration des Juifs à la collectivité nationale – et l’universalisme. Or nul doute qu’il existe une incompatibilité fondamentale entre l’israélitisme et l’esprit woke, car pour que celui-ci puisse inclure les Juifs dans la liste des minorités opprimées il faudrait attendre d’eux qu’ils s’identifient, premièrement, comme juifs avant de s’identifier comme français ; deuxièmement, qu’ils s’identifient comme des victimes quels que soient les contextes, les actes, les situations effectives ; et troisièmement, qu’ils s’identifient comme des victimes des non-juifs, coupables de « privilège goy », en vertu de la prégnance du couple victimisation-culpabilisation au fondement du wokisme. Nous voilà au plus loin, assurément, du modèle d’intégration incarné par l’israélitisme français.
Rien d’étonnant dans ces conditions à ce que les contestations du wokisme, y compris venant de la gauche, soient plus audibles en France que partout ailleurs : c’est dans notre pays en effet que s’est incarnée politiquement, depuis les Lumières et la Révolution – avec notamment l’émancipation des Juifs par la Constituante en 1791 – la tradition universaliste, épaulée par la laïcité.
Dans son livre consacré au chanteur Jean-Jacques Goldman, l’historien Ivan Jablonka résume remarquablement l’inflexion de ces dix dernières années, qui a vu la montée du wokisme se faire au prix de l’exclusion des Juifs de la catégorie des victimes de discriminations : « Les assassinats de Juifs par des islamistes (…), la résurgence de l’antisémitisme arabo-musulman et d’extrême gauche, ainsi que la réduction des exclus aux seules ʺminorités visiblesʺ et autres ʺpersonnes raciséesʺ ont détruit le front minoritaire. Les Juifs ne font plus partie de la famille7. » Avec eux a disparu « l’antiracisme de 1985 », tandis que « l’universalisme multiculturel lui-même est devenu suspect, comme le signe d’un ʺimpérialismeʺ8». Et c’est donc la « fin de l’innocence pour l’homme blanc, juif et hétérosexuel : il n’est plus qu’une figure oppressive, au mieux un repoussoir, indigne des groupes défavorisés auxquels il prétend s’intéresser. Il n’incarne plus l’universel minoritaire, mais seulement sa petite expérience louche, sa faction dominatrice »9.
Emblématique Evergreen
Au regard du wokisme les Juifs ne sont pas de « bons dominés » : pas assez « visibles » en tant que « minorité », trop « dominants » (selon le stéréotype du capitaliste juif élaboré dès le xixe siècle par Alphonse Toussenel10), trop attachés à l’universalisme (plutôt qu’au communautarisme), trop intégrés ou soucieux d’intégration (plutôt que de séparatisme revendiqué). Bref, les Juifs restent les marginaux des communautés victimaires, les inclassables – et donc, une fois de plus, vulnérables au rejet antisémite, dans une gauche radicale convertie au wokisme mais paradoxalement détachée de la lutte contre l’antisémitisme qui a pourtant été longtemps l’un de ses marqueurs.
Mais faut-il s’étonner de ce paradoxe d’une gauche radicale « wokisée » et ignorant voire excluant les Juifs, lorsqu’on voit cette même mouvance abriter, derrière la défense de nobles causes, des tendances au totalitarisme tout aussi paradoxales, que ce soit par la culture de la censure, par la soumission de la science à l’idéologie ou par l’assignation autoritaire des individus à des communautés de naissance ? Or, on le sait, les totalitarismes n’ont jamais été favorables aux Juifs.
En 2017 l’université Evergreen, dans l’État de Washington, a été le théâtre d’un affrontement spectaculaire entre des étudiants partisans d’une « discrimination positive » poussée jusqu’à l’apartheid, avec l’organisation d’une journée interdite aux blancs, et un professeur qui, pour s’y être opposé (bien que membre du parti démocrate), fit l’objet de menaces physiques et de demandes de licenciement. Largement médiatisée, l’affaire marqua la première prise de conscience des risques de dérives racistes et totalitaires du nouvel antiracisme woke (et, incidemment, la rapide dégringolade de l’université dans le palmarès académique).
Le nom de ce professeur dénonçant, quasiment seul face à une horde d’étudiants fanatisés, le racisme de cet apartheid anti-blancs ? Bret Weinstein – fils de Juifs émigrés d’Europe pour fuir les persécutions nazies.
(1) Sur ce dernier point cf. N. Heinich, Le Wokisme serait-il un totalitarisme ?, Paris, Albin Michel, 2023.
(2) Cet article est issu d’une intervention au Séminaire sur l’antisémitisme du Centre communautaire juif de Bruxelles, le 20 avril 2023, à l’aimable invitation de Joël Kotek et Nicolas Zomersztajn, que je remercie. J’ai pu ensuite présenter ces réflexions lors d’un séminaire du CRIF le 1er juin à Paris, ce dont je remercie également les organisateurs.
(3) Cf. ma tribune « L’invraisemblable pétition de soutien à Houria Bouteldja », Le Point, 22 janvier 2021.
(4) Cf. N. Zomersztajn, Regards, éditorial, avril 2023.
(5) Cf. P.-A. Taguieff, La nouvelle judéophobie, Paris, Mille et une nuits, 2002 ; Liaisons dangereuses. Islamo-nazisme, islamo-gauchisme, Paris, Hermann, 2021.
(6) L. Vidino, « La montée en puissance de l’islamisme woke dans le monde occidental », Note pour Fondapol, mai 2022.
(7) I. Jablonka, Goldman, Seuil, 2023, p. 286. (8) Ibid (9) Ibid. p. 287.
(10) Cf.A. Toussenel, Les Juifs, rois de l’époque. Histoire de la féodalité financière, Paris, Gabriel de Gonet, 1847.
Nathalie Heinich, sociologue, directrice de recherche au CNRS (EHESS)