Dans sa chronique, Éliette Abécassis fait le lien entre l’intelligence artificielle et le Golem, créature invincible ayant appris chaque jour de ses maîtres.
C’est une créature d’argile inventée au XVIe siècle par un éminent talmudiste qui était aussi un grand scientifique, Loew ben Bezalel, qu’on appelle le Maharal de Prague, l’une des plus hautes autorités rabbiniques en Europe de l’Est. Ce grand maître a étudié la cabale et les sciences et a décidé d’avoir recours au Golem : une créature invincible qu’il a inventée dans le but de défendre les juifs et qu’il a concoctée à l’aide d’argile provenant de la terre près de la Vltava, le fleuve qui coule sous les ponts de Prague. Puis la légende dit qu’il a inséré le nom de Dieu dans la bouche du Golem pour le mettre en mouvement.
Or le Golem s’est mis à défendre la communauté, à habiter et à vivre dans la maison du Maharal, avec lui, sa femme Perl, et ses enfants. À leur contact, il est devenu de plus en plus intelligent, ayant appris chaque jour de ses maîtres. Et c’est la raison pour laquelle il a fini par se révolter contre son créateur : le Maharal fut obligé de lui retirer en quelque sorte la vie. En effet, le Golem était destiné exclusivement à la défense des juifs contre les attaques et les pogroms. Même si la tentation était grande, il ne pouvait être utilisé dans un cadre domestique, sous peine d’introduire un grand désordre dans la maison. Selon la légende, lorsque Perl, l’épouse du Maharal, profitant d’un moment d’inattention de son mari, l’utilisa pour l’aider dans ses tâches ménagères, le Golem devint fou au point de tout détruire autour de lui.
Le Golem est le mythe fondateur de notre époque. C’est l’ancêtre de super-héros tels que Superman, X‑Men et de toutes ces créatures qui illustrent la relation entre l’homme et la machine, à partir de superpouvoirs. Le Golem, créé par l’homme, finit par le dominer : ce mythe est éminemment pertinent aujourd’hui, bien plus qu’au temps des automates de la Renaissance où il fut créé et où, déjà, le danger était perçu. En inventant nos esclaves, avons-nous créé nos maîtres ? Avec ChatGPT, pour la première fois, une intelligence artificielle va-t-elle prendre le dessus sur l’homme ?
ChatGPT n’est que l’aboutissement ultime du monde numérique et de Google (proche du Golem en sonorité). Personne n’avait prévu que la nouvelle religion totalitaire serait celle du monde numérique. C’est un processus proprement religieux que celui du technocapitalisme si l’on définit la religion comme « ce qui soustrait les choses, les lieux, les animaux ou les personnes à l’usage commun pour les transférer au sein d’une sphère séparée » (1). Une servitude volontaire s’est mise en place : nous sommes aliénés et heureux de l’être. Si l’on nous enlevait nos chaînes, nous serions fous de rage. Si l’on nous libérait, nous nous révolterions. Si l’on nous forçait à être libres, nous aurions mal aux yeux, comme dans le mythe de la caverne de Platon, où les individus enchaînés aux parois contemplent les ombres des simulacres. Lorsque le philosophe parvient, par la maïeutique, à les emmener vers le vrai, le beau ou le bien, ils se révoltent : la lumière, qu’ils n’ont jamais vue, les éblouit. Face à cette souffrance, ils préfèrent rester cloîtrés dans le monde des apparences qui les rend bêtes, mais heureux. Ce mythe est le plus opérant pour penser notre monde : la machine prend le contrôle des esprits à grand renfort d’applications, de mises à jour et de notifications. Et à l’instar du Golem, cette machine technologique aura-t-elle le pouvoir de se retourner contre nous ?
Une lutte active s’engage entre les deux entités, l’homme et la machine, l’homme surveille la machine et la machine surveille l’homme, en effectuant une collecte de données efficace pour nourrir les data qui la rendent de plus en plus performante, de plus en plus intelligente. Désormais, l’homme ne peut plus se passer du robot. Mais ce que montre la légende du Golem, c’est que le robot non plus ne peut se passer de l’homme. Nous pouvons encore avoir la maîtrise de notre créature, nous avons le pouvoir de l’activer et de la désactiver. Nous le pouvons, car si ChatGPT a la réponse, c’est nous qui avons la question. Sans le questionneur, il n’est rien. Il ne fera que ce que nous lui disons de faire ; il n’apprendra que de nous. C’est l’homme qui crée l’événement. C’est lui qui a toujours donné un sens au monde qui n’en a pas. Alors pourquoi pas au nouveau monde numérique ?
Nous sommes projetés dans un univers qui nous dépasse, nous fracasse et qui s’avère passionnant. Il nous appartient, cet univers. Il nous appartient encore.
(1) Profanations de Giorgio Agamben, Payot & Rivages, 2006.
Eliette Abecassis