Il était pourtant placé sous les auspices divines, de par son prénom même, quelle que soit la langue qu’on utilise pour le prononcer : Bento en portugais, Baruch en hébreu, ou Benedictus en latin.
Il était issu d’une famille portugaise convertie de force à la religion chrétienne et qui s’était exilée à Amsterdam pour échapper aux persécution et retrouver la liberté religieuse. Mais Spinoza réussit l’exploit de se faire détester cordialement par tout ce que les Pays-Bas comptaient de notables, de puissants et de savants.
Sur sa route, le malheur s’était déjà placé plusieurs fois. Il avait été orphelin de mère à six ans, de père à vingt-deux, avait perdu toute sa famille, il avait été visé par le couteau d’un fou à la sortie de la synagogue et n’avait dû son salut qu’à un repli de son ample manteau. Depuis lors, à cet endroit précis, il avait fait coudre une inscription latine Caute, « Sois prudent ! ».
Il avait bataillé longuement, dans bien des domaines, intellectuels, scientifiques, religieux, certes, mais aussi matériels. Car, à la différence de bien des sophistes de son époque, Spinoza était un esprit concret, et il manifestait de l’intérêt pour la réalité, même la plus grossière, appliquant à la lettre le précepte des vieux talmudistes « Pas de farine, pas de Torah ».
C’est ainsi que, dans ses jeunes années, il avait été tailleur de lentilles optiques, parce qu’il voulait, à tout prix et de toutes les manières, faire la lumière sur tout. Et dans ce domaine artisanal qu’est la taille du verre, il était devenu un maître.
Et puis, il y avait ses écrits. Son Traité théologico-politique de 1670 était une critique en règle de la religion de son temps, son Ethique en 1677, qui ne fut pas publiée de son vivant, était pire encore, et, les dernières années de son existence, il travaillait à un redoutable Traité politique. Et toutes ses recherches personnelles l’avaient conduit à nier l’immortalité de l’âme, l’utilité des rites, les bienfaits de la tradition juive comme de la tradition chrétienne.
Il avait même été, dès 1656, l’objet d’un « herem » par sa communauté, procédure assez rare et difficile à vivre. Alors quand il meurt, le dimanche 21 février 1677, c’est dans des conditions si mystérieuse qu’on peut légitimement se poser la question : mais qui a tué Spinoza ?
Et déjà, de quoi est-il mort ? un coup de froid mal soigné ? une décoction mal dosée ? Et en plus, le manuscrit de L’Ethique, qu’il gardait toujours de par devers lui, a disparu. Aurait-il été assassiné par sa propre communauté, laquelle avait tout intérêt à faire disparaître toute trace de sa pensée ? Etait-ce encore une fois l’œuvre d’un fou, le même que celui qui avait déjà tenté de le poignarder ? Aurait-il été victime d’Abraham Pereyra, grande figure de la « nation portugaise » qui considérait Spinoza comme étant le diable en personne ?
Pour Pereyra, c’était déjà bien assez d’être appelés marranes, d’après ce vieux mot espagnol, marrano, qui signifiait porc, et renvoyait au fait, précisément, qu’eux n’en mangeaient pas.
Si en plus un juif marrane se faisait pourvoyeur d’arguments à l’athéisme !
Ou bien encore, Spinoza aurait-il été éliminé sur un ordre venu de haut, de très haut, de Guillaume III lui-même ? Et à ce moment-là qui était l’exécuteur ? Un proche ? Johannes Caesarius par exemple ? Peut-être un médecin ? plus ou moins alchimiste ? Schuller ? A moins qu’il ne s’agisse de Gottfried Wilhem Leibniz, qui hait Spinoza autant qu’il l’admire, qui le hait d’autant plus qu’il l’admire ?
« La philosophie comme duel à mort » s’intitule l’avant-dernier chapitre de ce roman palpitant, écrit dans une prose à la fois flamboyante et efficace, foisonnant de références culturelles et historiques, et qui parvient à créer un genre nouveau, celui du « polar philosophique », de façon nettement plus convaincante que Laurent Binet dans sa Septième fonction du langage.
Jean-François Bensahel, l’auteur, nous plonge en immersion dans un XVIIème siècle sombre et violent, empli de querelles religieuses, de guerres à peine achevées ou qui menacent à nouveau, de trahisons, de remords et de détournements de la parole sacrée : un vrai tour de force que celui de nous passionner pour des débats scholastiques et tortueux.
Un vrai tour de force que cette façon de nous suspendre avec ravissement à cette simple question, « Qui a tué Spinoza ? » Comme si, ainsi que le pensait le philosophe de L’éthique lui-même : « Ce que nous aurons eu de meilleur, c’est notre crépuscule. »
Qui a tué Spinoza ?, de Jean-François Bensahel, aux éditions Grasset. 224 pages. 20,00€.