Le scénariste dénonce, dans une tribune au « Monde », le commerce et l’usage qui sont faits de films de propagande nazie pour illustrer des documentaires consacrés à la seconde guerre mondiale et à l’Holocauste, mais qui ne précisent pas, par paresse ou facilité, le contexte dans lequel ces images ont été tournées.
Lors de la publication, en 2021, d’Historiciser le mal (Fayard, 2021), la nouvelle traduction de Mein Kampf accompagnée d’un remarquable appareil critique, l’éditeur avait pris soin de préciser que « la totalité des bénéfices résultant de la commercialisation » du livre seraient reversés à la Fondation Auschwitz-Birkenau.
Cette question des bénéfices posée aux éditeurs des textes d’Adolf Hitler, de Joseph Goebbels ou d’Alfred Rosenberg, personne ne la pose aux fournisseurs d’images. Or, les films réalisés par les agences de propagande nazies pullulent dans les documentaires consacrés à la destruction des juifs d’Europe. L’éthique qui vaut pour l’écrit ne serait donc pas valable pour les archives filmées ?
Comment accepter, quatre-vingts ans après les crimes, que des détenteurs et gestionnaires de films tournés par les bourreaux puissent en faire commerce ? Pourquoi continuer à acheter ces images, parfois très cher, souvent à des sociétés privées qui en tireront des bénéfices ? Certaines, comme Getty Images (Etats-Unis) ou Agentur Karl Höffkes (Allemagne), pratiquent des tarifs pouvant aller jusqu’à 3 600 euros la minute. Pourquoi accepter de les laisser s’enrichir avec la mémoire des morts ? Il est grand temps que réalisateurs, producteurs, diffuseurs renoncent à utiliser des images de propagande qui leur seraient fournies par quiconque en tirerait des bénéfices.
Redonner une humanité
L’utilisation effrénée, par les télévisions, des images nazies pose un autre problème, celui du traitement de leur contenu. Les victimes y sont trop souvent réduites à n’être que des silhouettes, des intermittents d’un spectacle macabre privés des éléments les plus élémentaires de leur biographie : leur nom, leur âge, le lieu de leur naissance et celui de leur mort. Qui filme ? Qui tue ? Qui meurt ? Où ? Quand ? A ces questions basiques, il n’est quasiment jamais répondu.
En matière d’iconographie, des historiens de la Shoah nous ont pourtant montré la voie à suivre. Pour ne citer que deux ouvrages récents : Wendy Lower (Le Ravin, Tallandier, 2022), Tal Bruttmann, Stefan Hördler et Christoph Kreutzmüller (Un album d’Auschwitz, Seuil, 304 pages, 49 euros) fournissent une méthode exemplaire : identifier les victimes, les exécuteurs, les témoins, les lieux, les dates, les circonstances du crime, les conditions de la prise de vue, travail indispensable permettant de documenter un événement, mais aussi, et peut-être surtout, de redonner une humanité à ceux qui, sans cela, ne seraient que des ombres.
Dans trop de documentaires, les images ne forment qu’un conglomérat de douleurs et de crimes, privant victimes, exécuteurs et témoins (pour reprendre les catégories de l’historien américain Raul Hilberg) de leur humanité, de leur existence même. Mais il y a pire. Il y a le mensonge.
Simples figurants
Prenons un exemple récent, tiré de la minisérie 1942, coproduite et diffusée par Arte, et saluée à juste titre pour ses nombreuses qualités. « Nous sommes en 1942, le jour se lève », nous dit la voix de la narratrice, qui poursuit : « On peut tout attendre de cette nouvelle année, même le pire. » Et que nous donne-t-on à voir pour illustrer ce « pire » ? Une archive filmée où des hommes juifs sont exécutés dans une fosse. Qui sont-ils ? Où sont-ils ? Le spectateur ne le saura jamais.
La voix nous dit que nous sommes en 1942. Elle ment. Les images, mille fois vues, ont été tournées à l’été 1941, à Libau (aujourd’hui Liepaja), en Lettonie. L’auteur du film, Reinhard Wiener, était un sergent de la marine allemande, cinéaste amateur. Quant aux victimes, nombre de témoignages nous aident à connaître leur histoire, leur destin. Mais la narratrice n’en parlera pas. Les hommes fusillés lors de l’été 1941 servent, ici, de figurants dans un documentaire censé nous raconter 1942. Pas grave ? Alors, on continue.
La narratrice évoque le centre de mise à mort de Chelmno, en Pologne. Puis, sur le témoignage d’un rescapé de la Shoah, Morderchaï Podchlebnik – dont le spectateur ne connaîtra que le prénom –, voici des images de juifs, femmes, hommes, enfants, expulsés d’un ghetto, puis poussés dans un camion. Ces images ont-elles été tournées en 1942 ? Non. Ont-elles été tournées à Lodz, dans les territoires polonais annexés au Reich, ou bien dans un ghetto voisin (car c’est de là que les Allemands conduisaient leurs victimes jusqu’à Chelmno) ? Non plus.
Cesser de mentir
Elles ont été tournées à Varsovie, en avril ou en mai 1943. A cette date, le centre de mise à mort de Chelmno était provisoirement fermé. Une fois encore, on a forcé les images à mentir. Cela commence à faire beaucoup. Et ce n’est pas fini. Dans le chapitre consacré à la Tchécoslovaquie, une voix nous parle de « Tchèques (…) exécutés les uns après les autres ». Mais ce sont des hommes pendus à Jytomyr, en Ukraine, à l’été 1941, que nous montre le film. Et ces hommes que l’on fusille, supposément en Tchécoslovaquie, supposément en 1942 ? Abattus par la Wehrmacht en Yougoslavie, en 1941.
Cela suffit. La démonstration pourrait s’appliquer, hélas, à bien d’autres documentaires. Inutile de les accabler. Mais réagir, oui. Et cesser de mentir, même par omission. En ces temps où négationnisme et distorsion de la Shoah retrouvent une nouvelle vigueur, les mots de l’historien américain Christopher Browning résonnent comme une impérieuse nécessité. « Les spécialistes de l’Holocauste ont, plus que d’autres peut-être, le devoir d’établir les faits aussi exactement que possible, car il existe des gens qui ne nous veulent pas que du bien. Remplis de malveillance, ils sont à l’affût de nos moindres erreurs ou insuffisances et n’hésitent pas à les exploiter à leurs propres fins politiques. Je ne tiens pas à les aider dans leur tâche malhonnête. »
Les historiens nous l’ont montré : il est possible d’être passionnant, précis, inventif et éthiquement irréprochable dès lors qu’il s’agit de raconter la Shoah. L’inconséquence et le mensonge ne sont pas une fatalité.
Par Michel Spinosa, auteur et réalisateur de quatre longs-métrages de fiction, dont Son épouse (2014).