Quentin Tarantino : «J’ai adoré chaque moment mais j’ai tout donné, je veux me retirer invaincu»

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Rencontre introspective avec le cinéaste sexagénaire, qui prépare le tournage de son dixième et ultime film, «The Movie Critic», avant de se consacrer à l’écriture plutôt que de risquer le film de trop.

Antibes, le 9 juin. Il est 13 heures à l’hôtel Belles Rives. Sur la baie, un type glisse en ski nautique le long des yachts obscènes. Au milieu de la faune aux faciès cuivrés et peignoirs moelleux, une silhouette célèbre descend. Grosses lunettes noires carrées, à la Elvis, dossier sous le bras. L’homme s’assoit face à la mer. A côté, deux clients en bruyante partie de backgammon. Médusé, le plus jeune, celui avec des cheveux de riche qui bouclent dans la nuque, relève la tête.

«You are… ?
— Yes.
— J’apprécie beaucoup vos films…
— Oh, c’est très gentil.
— Je peux prendre un selfie ?
— Et voilà : vous avez tout gâché.»

Et puis Quentin Tarantino se met à lire un script. Frissons. Dernières révisions avant le tournage de son ultime long métrage, The Movie Critic, prévu à l’automne ? On en connaît déjà les grandes lignes : les tribulations d’un journaliste cinéma à la verve acide officiant dans un magazine porno, aux alentours de 1977. «Travis Bickle [le héros de Taxi Driver, ndlr] s’il avait été critique», a annoncé le Californien, désormais sexagénaire. Il arrache la tête d’un cigare avec les dents, porte un verre de rouge à ses lèvres. Le duo de clinquants quidams à la table voisine lui pose des questions sur Tel-Aviv et la taxation en Israël, où il s’est installé auprès de son épouse, la socialite Daniella Pick, fille du Polnareff hébreu, avec leurs deux enfants. Tarantino clôt la conversation d’un «I like being American». De fait, il nous avouera quelques heures plus tard vivre dans sa bulle, assez hermétique à la culture locale, faute d’en parler la langue. Dans le hall, on déroule un tapis rouge. Ce soir-là, on doit lui remettre le prix Fitzgerald, censé couronner une œuvre «reflétant l’élégance, l’esprit, le goût du style et l’art de vivre» de l’auteur de Gatsby le magnifique, qui vécut quelques mois avec Zelda dans ce palace de la «French Riviera». L’œuvre en question étant Cinéma spéculations (Flammarion)recueil oscillant entre autobiographie émouvante et recension hypermnésique du Hollywood seventies, sorti en mars et déjà vendu en VO à plus de 200 000 exemplaires, et 10 000 en France. En attendant, Tarantino nous asphyxie de sa fumée de nabab, pendant qu’en contrebas, le jury mondain déjeune – on aperçoit l’inévitable Frédéric Beigbeder au loin.

Trois heures plus tard, on nous conduit dans le bar de l’hôtel. L’attachée de presse fait un rapide topo : on peut parler de tout sauf de «la grève» – des scénaristes à Hollywood, on présume. On lui montre le premier livre qu’on a acheté, adolescent, une biographie qui lui avait été consacrée alors qu’il n’avait pas 35 ans (Quentin Tarantino… fils de pulp). Il éclate de rire. «Le premier bouquin que j’ai acheté, c’était Charles Bronson : superstar ! Plutôt pas mal d’ailleurs.» L’entretien est lancé : il durera quasiment une heure, dans un geyser de «fuck» et de constats crépusculaires.

Vous êtes en France pour recevoir un prix littéraire. C’est un écrivain ou un réalisateur qui répond à cette interview ?

Je suis assurément un cinéaste. Mais j’ai l’impression d’avoir réussi la transition vers le statut d’écrivain, d’autant plus maintenant que je suis allé au bout par deux fois [la «novélisation» de Once Upon a Time… in Hollywood et Cinéma spéculations] de tout le processus de fabrication d’un livre.

Comment écrivez-vous ?

A la main. Ça sort d’abord comme un truc informe et bordélique. C’est quand je commence à taper que ça prend forme.

C’est assez rare de passer de réalisateur adulé à critique de cinéma pointu – c’est la trajectoire de Godard et Truffaut à l’envers… Pourquoi ce choix ?

En tant que cinéaste, j’ai pu raconter les histoires que je voulais, donner vie à tous ces personnages, expérimenter avec les genres qui m’intéressaient. Mais, à côté de ça, j’ai toujours adoré regarder des films, en causer, en débattre… Le problème, c’est que parler, parler, parler, c’est des postillons dans le vent. C’est mieux que rien, hein, mais je sens que j’ai des choses à dire, avec une certaine autorité. Autant en tant que cinéaste qu’expert du cinéma. Et, en prime, après trente ans à écrire des scénarios, je pense que je suis plutôt doué à la plume. Même si un bouquin, c’est bien plus difficile à écrire pour moi.

Qu’un scénario ?

Oui. Beaucoup plus difficile. Le script, c’est le domaine où j’excelle. Là, sur chaque chapitre, je dois bosser beaucoup plus pour arriver à quelque chose qui me satisfasse. Le premier jet, ça ressemble aux conneries qu’on lit sur Internet, haha.

Si on vous suit, votre expertise serait d’autant plus précieuse aujourd’hui parce que la critique est moins influente qu’elle ne l’était par le passé, à une époque où tout le monde peut noter un film en ligne.

On peut légitimement dire qu’il n’y a jamais eu autant de perspectives critiques disponibles. Certaines personnes en écrivent de très bonnes, et j’apprécie la façon dont certains sites web se dédient à des genres ultraprécis. Par le passé, il y avait peut-être un type qui savait de quoi il parlait à propos de Baby Cart : l’enfant massacre, mais c’était tout ! Aujourd’hui, tout le monde est spécialiste de ce genre de trucs. La différence n’est pas là. Je vous donne un exemple. A la sortie de Kill Bill, je recevais une pile de critiques de presse. Dans le tas, bien sûr que je ne connaissais pas le mec du Knoxville Sentinel… Mais il y en avait un certain nombre dont je connaissais le nom, dont je savais ce qu’ils aimaient et ce qu’ils n’aimaient pas. Je pouvais les trouver formidables ou les mépriser, mais je connaissais leur signature.

Dans le livre, il y a tout un chapitre consacré à Kevin Thomas, un journaliste qui a descendu vos films toute sa carrière…

Aujourd’hui, je ne connais plus personne. Est-ce ma faute, la leur ? Ce qui reste, c’est des noms de sites web. CinemaBlend, Deadline… Dans le milieu, on me dit : «Il reste des bons critiques.» Et je réponds toujours : qui ? Je le dis sans sarcasme. On me dit : «Manohla Dargis [du New York Times], elle est excellente.» Mais quand je demande quels sont les trois films qu’elle a aimés et les trois qu’elle a détestés ces dernières années, personne ne peut me répondre. Parce qu’ils s’en foutent ! OK, si le New York Times traîne sur une table, ils vont l’ouvrir, mais c’est tout. Moi, les critiques, je connaissais intimement leur style, leurs goûts ! La triste réalité, c’est qu’aujourd’hui, la voix de Manohla Dargis – et ce n’est pas contre elle, hein – ne m’importe pas assez pour que je lise son avis sur Chronique d’un scandale ou le quatrième Transformers.

Le cliché voudrait qu’un critique soit un cinéaste frustré. A l’inverse, seriez-vous un critique frustré ?

J’aurais été un critique sévère. Et ce n’est pas un hasard si les films que je dissèque ont quarante ans ou plus. Je ne peux pas parler des nouveaux films comme ça. Ça ne serait pas juste, ce sont mes collègues. Si demain, je déverse une tonne de briques sur un film sorti la semaine dernière, c’est comme si je sautais d’un buisson avec un marteau pour attaquer le réalisateur…

A vos débuts, certains ne se sont pas gênés. Spike Lee ne vous avait pas épargné…

Et ce n’était pas cool. Allez savoir pourquoi…

Le personnage principal de votre prochain film n’est pas un critique de cinéma banal : il écrit dans un magazine porno. Dans Cinema spéculations, vous consacrez un chapitre entier à Hardcore, le film de Paul Schrader sur l’industrie du X des années 70. Et vous n’êtes pas tendre avec sa morale puritaine. Pourtant, vos films, bien que grivois, notamment dans les dialogues, sont dépourvus de scènes de sexe ou de nudité, alors que la violence est toujours crue, dans le sillage des films d’exploitation qui ont formé votre goût. Pourquoi ?

Hum… J’aime vraiment, vraiment, vraiment le sexe dans les films, même si je ne suis pas très fan de porno, de XXX. J’en ai vu qui me plaisaient, mais dans l’ensemble, je pense que ce sont de mauvais films. Mais ces films X des années 70, ce n’est pas qu’ils soient bons, mais il y a quelque chose dans cette vibe seventies bizarre… C’est un cinéma hors-la-loi, dont j’adore l’esthétique. Tout comme j’ai toujours aimé les films de sexploitation, ou bien tous ces trucs suédois qui sortaient à l’époque aux Etats-Unis…

Comme Je suis curieuse (édition jaune), ce film d’avant-garde avec une fellation non simulée que Cliff va voir au cinéma dans la novélisation de Once Upon a Time… in Hollywood ?

Je pense aussi aux trucs allemands genre Schoolgirl Report [faux documentaire sur la sexualité des lycéennes de 1970]. Bref, j’aime l’érotisme au cinéma. C’est juste que je n’ai jamais vraiment eu, euh… l’impulsion de le faire moi-même. Devoir gérer les acteurs et actrices en train de simuler, convaincre une actrice de se déshabiller, de faire ceci ou de montrer cela… ça n’a jamais été mon truc. Ce n’est pas comme ça que je veux passer mon temps sur un plateau.

Aujourd’hui, il y a aussi les «coordinateurs d’intimité» qui entrent en ligne de compte…

Cela me donne encore moins envie de m’y mettre.

Dans les maisons d’édition, il y a désormais des «sensitivity readers» qui traquent les passages possiblement «problématiques». Mais il semble qu’à Hollywood, on y arrive aussi. Par exemple, Martin Scorsese, sur son dernier film, Killer of the Flower Moon, a adapté son scénario aux remarques des tribus indiennes représentées dans le film. Pensez-vous que, pour éviter d’offenser, les films doivent être, d’une certaine manière, supervisés ?

(Long silence) Je rejette le mot «offensé». N’importe qui peut se dire offensé par n’importe quoi. Franchement, je pense que la plupart du temps – et il y a sans doute quelques exceptions – dire que l’on est «offensé» est la première réponse d’un esprit étriqué. «Je n’ai pas aimé, et voici pourquoi, blablabla…» : très bien. But fuck being offended. L’art n’est pas une offense. Et, même si dans de rares cas je peux le comprendre, c’est juste ridicule d’être offensé par le contenu d’un film. Tenez, il y a un film sorti ces dix dernières années – je ne donnerai pas le nom – qui m’a vraiment offensé. Mais plus j’y réfléchissais, plus je me rendais compte que c’était mon problème. My fucking problem.

Qu’est-ce qui vous a gêné dans ce film ?

Je le trouvais raciste. Je voulais mettre mon poing dans la figure du réalisateur. Je pense toujours que c’est un film raciste. Mais c’est juste un putain de film, mec.

A vos débuts, vous étiez un héraut de la culture populaire, de toutes ces niches en marge de l’industrie, à commencer par les comics, qui sont aujourd’hui le cœur de la machine hollywoodienne. On dit que «les geeks ont gagné» : est-ce une bonne ou mauvaise nouvelle ?

C’est vraiment une question marrante. «Les geeks ont gagné.» On dirait bien, effectivement. Dans une certaine mesure, j’aurais aimé que ça se produise quand j’étais plus jeune. J’aurais été comme un dingue à l’idée que même la BD la plus marginalisée que je lisais fasse l’objet d’une de ces monstrueuses adaptations sur grand écran. Le fait que ça se produise quand j’ai 60 ans, à un âge où je n’en ai plus rien à foutre, c’est un peu emmerdant. Tout comme le fait qu’il semble que ça soit devenu le seul mètre étalon de l’industrie.

Cet appétit pour les franchises est-il en train de tuer le cinéma «adulte» à Hollywood comme le craignent beaucoup ?

Quand Once Upon a Time… in Hollywood est sorti, en 2019, c’était le seul gros film de l’été qui émanait d’une histoire originale. Pas basé sur un personnage franchisé, ni une suite, pas même une adaptation d’un autre médium. Une histoire originale avec des personnages originaux : c’était très important pour nous, pour Tom Rothman [directeur de Sony, producteur du film]. Mais ce n’était pas de très bon augure pour l’industrie, déjà à l’époque. Et je parle de 2019, la dernière année où Hollywood fonctionnait encore à plein régime.

Vous vous sentez comme le dernier des Mohicans, ou est-ce juste une question de cycle, de la même façon que les franchises dans les années 80 étaient une sorte de retour de bâton après la domination des figures du Nouvel Hollywood la décennie précédente ?

C’est comme un pendule. C’est la nature de l’art. De la politique aussi. Le pendule va aussi loin qu’il le peut d’un côté, puis il repart dans la direction opposée. Il y aura toujours de jeunes cinéastes émergents en opposition avec la direction du pendule. C’est même cette insatisfaction qui donne naissance à leur œuvre. Quand Reservoir Dogs est sorti, Dennis Hopper m’a interviewé pour un magazine. Il avait vu le film lors d’un festival et l’avait beaucoup aimé. Il avait également vu à peu près en même temps C’est arrivé près de chez vous, El Mariachi et Romeo Is Bleeding. Et il dit : «Je pense qu’il y a un mouvement, que j’appellerais le genre “bang, bang, gniark, gniark”.» Mais le plus fascinant pour Hopper, c’était que tous ces films soient sortis la même année, dans des pays différents, sans aucun lien entre aucun d’entre nous. C’est comme l’expressionnisme en peinture. Ce n’est pas comme si des types s’étaient réunis et avaient dit «hé, peignons comme ça». C’est juste qu’il y avait quelque chose dans l’air, et ces gars-là avaient l’antenne pour lire les ondes. Et je pense que cela se reproduira. Quand ? Dans dix ans, quinze ans, huit ans ? On verra.

Pour en finir avec les franchises, l’autre concept très en vogue aujourd’hui, c’est celui d’«univers», avec des personnages et des références communes, de films en films. Exactement ce que vous avez fait depuis le début, des cigarettes Red Apple à Rick Dalton [le personnage de DiCaprio dans Once Upon a Time], dont vous avez annoncé la mort sur Twitter le mois dernier et préparez une fausse biographie…

Je suis assez égotiste pour imaginer que mes films existent sur une planète parallèle. Mais ça n’est pas vraiment important, c’est comme des notes de bas de pages dans un livre. Ce qui compte, c’est l’histoire. Mais, parfois, les notes de bas de page, it’s the best fucking shit. Bon, maintenant, les fans sont au courant et traquent ces trucs-là, et on pourrait dire qu’en continuant, je me plie à leurs attentes. Mais ça m’amuse toujours. Pour revenir aux franchises, ce qui m’agace, c’est que j’ai parlé un jour des films Marvel dans un podcast, où je pense que j’ai exprimé un point de vue clair et nuancé, et que cette interview a été ensuite copiée et collée n’importe comment dans un million d’articles sur le Net, sous l’angle «Tarantino défonce Marvel». Mais ce n’était pas mon propos. Justement, je disais à quel point ça avait compté pour moi, cette idée d’univers clos, de personnages qui voyagent de monde en monde.

Vous avez déclaré que ce dixième film que vous vous apprêtez à tourner sera le dernier, afin de préserver votre legs cinématographique, avec l’idée de faire un «sans-faute». Cette obsession pour ce que vous allez laisser n’est-elle pas morbide ?

Haha, ce n’est pas si grave que ça. Généralement, quand on me demande pourquoi j’entends prendre ma retraite, je réponds que les réalisateurs ne deviennent pas meilleurs en vieillissant. C’est surtout une réponse facile à donner en interview, parce que, très franchement, je ne veux pas partager avec le monde les neuf autres raisons qui me poussent à cette décision – ça ne regarde personne. Le fin mot, c’est que j’ai donné trente ans de ma vie au cinéma. J’ai donné tout ce que j’avais.

Mais vous avez adoré ça, non ?

J’ai adoré chaque moment, mais j’ai tout donné. J’ai travaillé au plus haut niveau de mon art et je veux laisser derrière moi un corpus majeur. Je veux me retirer invaincu. Le plus drôle derrière tout ça, c’est cette petite musique : «Hollywood peut vous rejeter, mais vous ne pouvez pas rejeter Hollywood.» Ils peuvent arrêter de vous donner du boulot, ça arrive tout le temps, mais, au grand jamais, n’essayez pas de partir selon vos propres termes. C’est pourtant ce que je fais. Je pars en fixant mes conditions. L’autre attrait de cette décision de se concentrer sur les livres, c’est qu’une fois que j’ai fini de bosser, c’est fini. Alors qu’avec un scénario, vous travaillez, travaillez, et travaillez encore. Et quand il est terminé, c’est vraiment là que ça commence !

Vous n’aimez plus tourner ?

Pas du tout, j’y prends encore plaisir. Mais l’écriture a cet avantage massif : quand tout est sur la page, c’est terminé.

L’écriture, la partie imaginative, c’est le plus grand accomplissement pour vous ?

Ce n’est pas ce que je veux dire. Ecoutez : à un moment donné, si vous êtes une rock star et que vous n’écoutez plus le Top 40, vous faites quoi ? Si vous ne connaissez pas les tubes du moment, si vous n’avez rien à branler des nouveaux groupes que les jeunes adorent, ça veut dire que vous n’êtes plus dedans, c’est tout.

C’est ce que vous ressentez aujourd’hui ?

J’y viens…

Et vous voulez arrêter avant d’en arriver là.

Oui.

Quand vous en aurez terminé, y aura-t-il un projet que vous regretterez de ne pas avoir filmé ?

Je ne regrette rien aujourd’hui. Mais reposez-moi la question dans quelques années… Et si c’était le cas, j’aurais plusieurs façons de m’y prendre. Qu’est-ce que j’abandonne ? J’ai dit que je ne ferais plus de films de cinéma. Mais y aura-t-il encore des films de cinéma dans sept-huit ans ? La question reste ouverte.

par Guillaume Gendron