Fondé en avril 1923 par une fratrie d’émigrés juifs polonais, les frères Warner, le studio choisit pour fêter ses 100 ans « L’exorciste », de William Friedkin, autre juif américain.
La Warner Bros, l’une des firmes dépositaires de la légende hollywoodienne, a atteint au printemps l’âge canonique de 100 ans, un siècle d’existence fêté dignement par un vaste plan de ressorties, ouvrant son inépuisable catalogue aux quatre coins des salles généralistes de France. Fondé en avril 1923 par une fratrie d’émigrés juifs polonais, les frères Warner (d’où le diminutif « Bros » pour « brothers »), ayant débuté vingt ans plus tôt par des projections itinérantes, le studio s’impose parmi les « Big Five » (le club des cinq plus importantes compagnies, dites « majors ») en embrassant pleinement la révolution sonore.
L’histoire des studios étant bien souvent celle des logiques de production et, au mieux, celle du génie du système, la Warner restera longtemps associée à ce vent de modernité. Dès les années 1930, c’est le lieu d’où retentissent les comédies musicales Art déco et kaléidoscopiques de Busby Berkeley (1895-1976), avec la série des Chercheuses d’or. En même temps, la maison s’accroche au bitume du réalisme urbain avec le double filon des films de gangsters (L’Ennemi public, William A. Wellman, 1931) et de la chronique noire nerveuse (L’Enfer est à lui, Raoul Walsh, 1949 ; Le Faucon maltais, John Huston, 1941 ; Le Grand Sommeil, Howard Hawks, 1946).
Dans les années 1970, comme tous les grands studios, la Warner se trouve au pic d’une crise amorcée dix ans plus tôt, liée à la mutation des publics comme à la dissolution de la production dans de plus amples empires de diffusion. Crise à laquelle le studio répond de façon passionnante, par une politique du prototypage accentué, qui donne naissance à nombre de films jalons (L’Inspecteur Harry, de Don Siegel, Mean Streets, de Martin Scorsese, Un après-midi de chien, de Sidney Lumet, Délivrance, de John Boorman). Parmi eux, L’Exorciste, sixième long-métrage de William Friedkin (né en 1935), à redécouvrir dans sa dernière restauration numérique, offrait au studio le succès mondial de l’année 1974, ainsi qu’un sommet indépassable de l’épouvante moderne.
Histoire de possession
Sorti du succès de French Connection (1971), qui venait d’empocher deux Oscars, Friedkin, en pleine ascension hollywoodienne, s’attaque à cette histoire de possession, d’après le roman du même nom d’un William Peter Blatty (1928-2017) chargé d’en tirer lui-même le scénario, mais contre les vues duquel le cinéaste ferraillera pied à pied. Dans le quartier huppé de Georgetown, à Washington, DC, où s’élèvent d’antiques bâtisses, Chris (Ellen Burstyn), une comédienne désemparée, voit sa fille de 13 ans, Regan (Linda Blair), sombrer dans des troubles neurologiques profonds, donnant lieu à des états de transe surhumains. Devant l’irrésolution des médecins et les sursauts diaboliques de sa progéniture, elle s’en remet à un prêtre, le père Karras (Jason Miller), afin de pratiquer sur elle un exorcisme, qui occupe toute la dernière demi-heure du film.
On a longtemps analysé L’Exorciste du point de vue de la mère, spécimen de la bonne société WASP libérale et progressiste, comme traduction d’une panique morale face aux premières manifestations de puberté chez son enfant. En effet, ce qui se déclare à travers Regan ressemble, sous un prisme expressionniste, à une incontrôlable poussée sexuelle : les blasphèmes évoquant la fornication (« Ta mère suce des bites en enfer ! ») ou les gestes de violente masturbation, comme celui consistant à s’enfoncer un crucifix dans le vagin.
Doute métaphysique
Mais le film ne fonctionne pas seulement sur un plan métaphorique. Il peut être vu, plus largement, sous l’angle d’une tension insoluble, propre à la modernité occidentale : que se passe-t-il lorsque des forces primitives ressurgissent au cœur d’une société intégralement sécularisée ? La réponse est contenue dans le cours du film : l’appareil technologique et les conceptions matérialistes derrière lesquels cette société s’abrite sont renvoyés à leur insignifiance (ou à leur incapacité à produire des réponses), pour céder de nouveau la place aux anciens rituels magiques (l’exorcisme comme théâtre de l’ancestrale dualité métaphysique).
Reste un magnifique personnage : le père Damien Karras, jésuite expert en psychiatrie, qui sent sa foi le quitter après la mort misérable de sa mère dans un asile. Celui-ci, qui pratiquera l’exorcisme en assistant le vénérable père Merrin (Max von Sydow), est dévoré par le doute métaphysique, bientôt convaincu d’agnosticisme. Terrible ironie du récit : le seul signe de l’au-delà qui lui sera adressé provient, par l’entremise de Regan, des Enfers ; le seul miracle advenant sur cette terre est l’œuvre du démon. Révélation insupportable : notre monde pourrait n’être qu’un jouet livré aux forces du mal, sans rédemption ni délivrance.
De quoi considérer avec une once de regret ce temps où un grand studio comme la Warner pouvait encore se permettre ce genre de film, complexe, profond, effrayant et pessimiste, en confiant ses clés à un réalisateur de la trempe de William Friedkin, farouche tête brûlée. Le temps désormais bien révolu à Hollywood de la prise de risque maximale.
L’Exorciste (1973), film américain de William Friedkin. Avec Ellen Burstyn, Linda Blair, Jason Miller, Max von Sydow (2 h 13).