Le Collectif Les Morts de la Rue rend mardi 13 juin son hommage annuel aux personnes sans domicile fixe décédées, en publiant la liste de leurs noms. Depuis une trentaine d’années, les cérémonies de lecture des noms des défunts se multiplient et s’inscrivent comme un rituel mémoriel. Histoire(s) de lire : l’engagement.
« Elsa Abelsohn, Haim Abeni, Anna Abramovici… » Les 17 et 18 avril derniers, derrière un modeste pupitre entouré de bougies, des femmes, des hommes et des enfants se sont relayés, 24 heures durant, pour lire à haute voix une succession de noms. Depuis près de trente ans, le Mémorial de la Shoah, à Paris, accueille une cérémonie d’hommage aux juifs de France morts en déportation, au cours de laquelle leurs patronymes sont égrenés pendant plusieurs heures, sans interruption.
Pour la communauté juive, cette lecture à haute voix s’est inscrite progressivement comme un rituel mémoriel incontournable, laïc, bien que créé par le rabbin Daniel Farhi. « La spiritualité que chacun veut y mettre relève de l’intime, précise Jacques Fredj, directeur du Mémorial de la Shoah. La cérémonie n’a pas un caractère religieux, même si, à la fin, nous récitons le kaddish. [la prière d’hommage aux personnes décédées récitée lors d’un office juif, NDLR]. »
À l’origine des cérémonies de lecture en France, la Première Guerre mondiale
La lecture publique des noms des défunts n’est toutefois pas née avec la commémoration des déportés de la Shoah. Serge Klarsfeld, fondateur de l’association des Fils et filles de déportés juifs et l’un des initiateurs de la cérémonie de lecture des noms se souvient avoir été « imprégné » par la « culture mémorielle » lorsqu’il était enfant. « À l’école républicaine, il y avait toujours la cérémonie du 11-Novembre lors de laquelle on lit les noms des soldats morts au combat » , raconte-t-il.
Apparu au XIXe siècle pendant la guerre de Sécession aux États-Unis, le recensement des noms des morts s’est en effet exporté en France au cours de la meurtrière Première Guerre mondiale. « Jusque-là, on inscrivait les noms des unités sur les monuments aux morts, retrace Annette Becker, historienne, professeure émérite à l’Université Paris-Nanterre, spécialiste des cultes funéraires de la guerre. Au cours de la Première Guerre, les cimetières militaires sont universalisés pour la première fois, en essayant de respecter au mieux la religion du mort et en lui rendant son nom. »
« Les cérémonies de lecture de noms sont devenues presque ’banales ’ »
La lecture des noms va se généraliser en France au cours de l’entre-deux-guerres, mais disparaître après la Seconde Guerre mondiale, dans un pays confronté aux cicatrices douloureuses d’une guerre presque « civile » . Ce n’est qu’en 1995, avec la reconnaissance de la responsabilité française dans la déportation des juifs par Jacques Chirac, que ces commémorations voient le jour à nouveau, notamment dans la communauté juive.
Depuis une trentaine d’années, ces hommages se multiplient en France. « Aujourd’hui, les cérémonies de lecture des noms sont devenues presque “banales” : dès qu’il y a une mort collective, il y a une lecture des noms » , souligne Annette Becker. Le 27 novembre 2015, dans la cour des Invalides, les noms des 130 victimes des attentats du 13-Novembre ont par exemple été lus à haute voix, lors d’une cérémonie d’hommage national.
Jean-Baptiste Gauvin fait partie du Collectif Les Morts de la Rue, qui recense les décès des personnes sans domicile fixe. En 2022, il a participé à l’hommage qui leur était rendu, cette année-là organisé aux Buttes-Chaumont, lors duquel des bénévoles de l’association lisent à haute voix les noms et âges de ces morts de la rue. Pour lui, lire ces noms, c’est interpeller. « Les passants étaient surpris d’entendre l’âge de certains, se souvient-il. Dire à haute voix, c’est les faire exister, même l’espace d’un instant. » « C’est une forme de résurrection », estime Annette Becker.
Quelle est la portée symbolique et significative de la prononciation à l’oral d’un nom écrit ? Pour Jacques Frej, « l’objectif premier, c’est se souvenir ». La lecture publique des noms inscrit les défunts dans un lien de filiation, de transmission de la mémoire entre les générations. Pour la lecture des noms des déportés notamment, ce sont souvent d’anciens déportés eux-mêmes, leurs descendants ou leurs familles qui lisent au pupitre. « De plus en plus, des personnes de plusieurs générations montent au micro et lisent ensemble les noms, dans le souci de faire en sorte que les autres membres de la famille prennent le relais », détaille le directeur du Mémorial.
Donner du sens à la mort
Au-delà du souvenir familial et de la transmission entre générations, la lecture des noms ancre les défunts dans une mémoire collective et individuelle. Dans l’un de ses ouvrages (1), le rabbin Daniel Farhi écrivait que la lecture des noms avait apporté « aux lecteurs comme au public », un « immense apaisement, un réconfort, comme si, de pouvoir enfin prononcer les noms de leurs disparus emportés par la tourmente représentait un acte réparateur, la possibilité d’un impossible deuil, une sorte de justice posthume ». Lire devient ainsi une manière de rendre justice, lorsque justice ne peut être rendue.
Lire les noms, c’est aussi ne pas sombrer dans l’oubli, sortir les défunts de l’anonymat. « D’entendre énoncés le prénom et le nom de ceux qui ne sont jamais revenus nous a fait toucher du doigt l’ampleur de la tragédie, selon le principe que, sortis de l’anonymat des chiffres, les destins uniques de chaque créature apparaissent tellement plus réels et palpables » , appuie encore Daniel Farhi.
Pour Annette Becker, « il y a toujours, dans la lecture publique, un côté “jamais plus”. Jamais plus de guerre, jamais plus d’attentat… Car c’est insupportable que les civils meurent dans ces conditions-là, et lire leurs noms signifie qu’ils sont bien là, encore présents, qu’on ne les oublie pas ». Ces lectures de noms portent en elles un combat politique, elles donnent un sens à la mort : être mort pour la France, lutter contre le terrorisme, ou la barbarie du nazisme.
Juliette Paquier