Bénéficiant pour certains de la «loi du retour», qui facilite l’arrivée sur le sol israélien de personnes d’origine juive, des artistes russes savourent la liberté de ton.
C’est l’heure de la répétition. Des tables rondes et des chaises ont été disposées dans la salle de spectacle. Les comédiens se produiront là dans quelques heures mais l’ambiance semble pour l’heure assez détendue. Sur l’estrade, au milieu de la pièce, un jeune homme réalise une série de contorsions acrobatiques. Dans un coin, un musicien répète des accords de guitare. Le son d’un piano n’est pas assez puissant pour couvrir les conversations qui se tissent, d’une table à l’autre, en langue russe.
La scène se déroule au cœur du bohème quartier Florentin, à Tel-Aviv. C’est dans cette annexe du célèbre Théâtre Gesher que les acteurs de la troupe Fulcro ont élu domicile pour une série de représentations de leur spectacle: Le Troisième Cabaret. Le buisson ardent. Ce soir, il sera donné en russe, en yiddish, en allemand, en hébreu. Une manière de perpétuer la tradition du Gesher, théâtre fondé au début des années 1990 par des comédiens russes et devenu une institution en Israël. Mais à la différence de leurs prédécesseurs, qui laissaient derrière eux une Russie en pleine effervescence culturelle, cette dizaine de jeunes comédiens a été contrainte de fuir un pays où, selon eux, il n’est plus possible de travailler.
De larges lunettes cerclées de laiton posées devant ses yeux bleus, les cheveux relevés en chignon: Dasha Shamina est la directrice et la fondatrice de la troupe. Comme la plupart de ses membres, elle a été formée au prestigieux Institut russe des arts de la scène de Saint-Pétersbourg, fondé au XVIIIe siècle. Délaissant un instant la répétition, elle s’est assise dans un coin de la salle. «Le jour même où la guerre a éclaté, j’ai su que c’en était fini pour nous en Russie, assure-t-elle. Nous n’en étions pas vraiment conscients auparavant, mais en fait nous y pensions depuis très longtemps, alors que nous préparions notre spectacle précédent, un cabaret avec des reprises de chants de prisonniers du goulag.»
L’eldorado israélien
Musique, littérature, théâtre: depuis sa création, précise-t-elle, la troupe Fulcro joue sur le mélange des genres mais se concentre sur un thème: «Les grandes catastrophes du XX siècle». «Nous étions en train de discuter tous ensemble de la situation en Russie, poursuit Dasha Shamina, et nous en sommes venus à nous poser cette question: que ferons-nous quand Poutine attaquera l’Ukraine?» C’était pour eux une simple question de temps, et une ombre supplémentaire au tableau alors que leurs conditions de travail se faisaient de plus en plus difficiles. «Nous avons pensé: si cela arrive, nous n’aurons d’autre choix que de fuir», conclut la jeune femme. «Aujourd’hui, en Russie, beaucoup de gens sont constamment en danger, pas uniquement des activistes, reprend Dasha Shamina. Mais nous ne sommes pas uniquement partis à cause du danger. Il y a d’abord une raison éthique dans ce choix: nous avons fui une société qui a failli. Quand l’Union soviétique s’est écroulée, nous avions une chance de créer une démocratie mais cela a échoué. Poutine n’est pas la cause des maux qui frappent la Russie, il est la conséquence de cet échec.»
Dans les mois qui ont suivi la guerre, une partie des comédiens de la troupe s’est retrouvée ici: environ deux tiers a pu bénéficier de la «loi du retour», qui facilite l’arrivée sur le sol israélien des personnes ayant des origines juives. Maintenant, il faut tout reconstruire. Deux théâtres israéliens ont été la planche de salut de la troupe déracinée: le Tmuna et le Gesher. Erez Maayan Shalev est le directeur artistique du Tmuna. «Quand un comédien quitte un pays pour des raisons politiques, c’est notre devoir de l’accueillir», assure-t-il. Lena Kreindlin est la directrice du Gesher: «Il y a une étrange inversion, relève-t-elle : nous avons quitté une Russie où tout était ouvert, ils sont partis alors que toute création était devenue impossible.»
En Israël, les jeunes comédiens découvrent la liberté et la démocratie: ils s’étonnent de pouvoir dire ce qu’ils veulent au téléphone ; eux, qui n’ont quasiment connu que Poutine, s’amusent du nombre de premiers ministres qu’ils ont vu défiler en un an: 3. «Je suis une petite sioniste, reprend Dasha Shamina. Je crois en Israël parce que c’est un pays adolescent, on peut y faire des choses neuves et les faire bien.» Après les ombres de la Russie de Poutine, les lumières de l’eldorado israélien n’ont pas fini d’éblouir les comédiens de Fulcro.
Par Guillaume de Dieuleveult