Dans sa chronique, Eliette Abécacassis nous parle de Chavouot, des souvenirs que cette fête évoque pour elle et de son sens.
Chavouoth (« les semaines »), la Pentecôte juive, qui se fêtera le 25 mai au soir, célèbre la réception de la Torah au mont Sinaï. Cette fête a lieu quarante jours après Pessah, qui symbolisent les quarante ans d’errance dans le désert, entre la sortie d’Égypte et la réception des tables de la loi par le peuple d’Israël : point culminant de l’histoire juive où le prophète Moïse révéla à son peuple les Dix Commandements ou plutôt les « dix paroles », après l’avoir libéré. C’est la raison pour laquelle cette fête débute avec une veillée d’étude : pendant une nuit, on se réunit pour étudier un passage de la Torah ou du Talmud jusqu’à l’aube.
J’ai vécu des Chavouoth d’enfance dans la communauté juive de Strasbourg, avec mon père qui enseigne le Talmud pendant toute la nuit à ses disciples et aux gens de la communauté, à commenter les dix paroles, comme le fameux « tu respecteras ton père et ta mère ». Le respect des aïeux se fait aussi autour de cette longue veillée avec les jeunes et les vieux, les hommes et les femmes de tout âge, toute profession, rassemblés dans une atmosphère d’écoute et de recueillement. Plus la nuit avance, plus le maître se révèle, et les disciples aussi, car certains, pris de fatigue, dodelinent de la tête, d’autres s’en vont, terrassés par la fatigue. Au milieu de la nuit on prend du thé et des gâteaux, avant de reprendre l’étude jusqu’au petit jour.
Lorsque Moïse descendit avec les tables de la loi où étaient gravés les principes suprêmes fondateurs de la morale, il ne fut pas bien accueilli par son peuple qui avait fait un veau d’or. « Tu ne voleras point, tu ne commettras point d’adultère, tu ne convoiteras pas le bien d’autrui, tu ne porteras pas de faux témoignages », entendirent-ils. Ils préféraient l’idole resplendissante, faite des bijoux rapportés d’Égypte, à ces tables de pierre trop pesantes, qui se brisèrent de dépit. Ne faut-il pas réparer éternellement ce refus, qui se répète pourtant à chaque moment, tant il est d’usage d’aimer les idoles plus que les études ? Alors ils se rassemblent pour tenter de comprendre la portée de ces dix paroles, ou pour faire en sorte que ces commandements deviennent des paroles, c’est-à-dire qu’ils soient vivants, interprétés, discutés et commentés, afin qu’ils ne deviennent pas eux-mêmes des idoles, des veaux d’or, des lois gravées dans le marbre, ou des tables brisées.
Après la nuit d’étude, l’aube vient, et chacun s’en va dans la ville déserte, fatigué, à petits pas, alors que ses habitants dorment encore du sommeil du juste. C’est le printemps et il fait doux, sous une brise fraîche, à traverser les ponts et les avenues sans voitures. Pas un bruit, pas une voiture, juste une poignée d’hommes qui rentre à la maison dans les premières lueurs du jour. Il est curieux de se sentir alors vraiment « élu », non pas choisi ou supérieur, mais fatigués après cette nuit, et concentrés aussi, comme le jour du shabbat, qui doit être respecté selon la parole : « Tu respecteras le jour du shabbat. »
Plus tard à la synagogue, on lit le Livre de Ruth, l’histoire d’une femme non juive qui, après la mort de son mari, a décidé de suivre sa belle-mère Noémie en prononçant ces mots : « Où tu iras, j’irai, là où tu dormiras, je dormirai : ton peuple sera mon peuple, ton Dieu sera mon Dieu. Là où tu mourras, je mourrai, là, je veux être enterrée. Que l’Éternel agisse ainsi avec moi, et qu’il en rajoute : seule la mort me séparera de toi. » Ainsi nous savons que Chavouoth qui célèbre le don de la loi au peuple est ouverte à celui ou celle qui décide d’y adhérer, à tous ceux qui veulent prendre sur eux cette responsabilité d’accomplir ces lois et en particulier la première, qui s’énonce ainsi : « Je suis l’Éternel ton Dieu qui t’a fait sortir d’Égypte. Tu n’auras point d’autre dieu que moi. » Mais qui voudrait faire le serment de se détourner des idoles pour veiller tard dans la nuit, et sortir aux premières lueurs de l’aube ?
Chavouoth garde le goût de l’aridité désertique, car traditionnellement, on ne mange pas de viande, qui symbolise la violence, alors que d’ordinaire pour les fêtes, il est recommandé de bien se nourrir. Ainsi Chavouoth fait pâle figure aux côtés des autres fêtes qui sont bien souvent des festivals gastronomiques. Mais pour moi qui suis végétarienne, Chavouoth est toujours le meilleur festin. Celui de la traditionnelle tarte aux fromages car le mont Sinaï est ainsi désigné selon la tradition : le « mont des fromages ». Sans violence, car il est écrit dans ces dix paroles : « Tu ne tueras point. » Quelles sont-elles, ces dix paroles dont je parle depuis le début ? En relisant ce texte juste par les italiques, le lecteur saura qu’il les a entendues, et qu’il aura ainsi accompli le commandement essentiel de la fête.
Eliette Abecassis