Désormais figure centrale du PS, le député de l’Essonne est un élu joyeux et habile, mais jamais vraiment remis de sa rupture avec son ancien tuteur Jean-Luc Mélenchon.
On imagine rarement un homme politique enfant. Mais de Jérôme Guedj, ses homologues parlent parfois comme des grands-parents. «Ah Jérôme ! Il fallait le voir quand il était petit, il courait partout, il était souriant», se souvient Claude Germon, maire socialiste de Massy et député de l’Essonne pendant deux décennies. «Quand je l’ai connu, il arrivait là», dit-il en montrant la hauteur de la table. Jérôme Guedj, aujourd’hui élu dans la même circonscription que lui, est désormais l’un des socialistes qui pèsent le plus à l’Assemblée. «Le trio qui dirige, c’est Faure, Vallaud et Guedj», analyse le député insoumis Alexis Corbière. Pendant les débats sur la réforme des retraites, ses interventions ont été remarquées. En débarquant à la direction de la Sécurité sociale pour se procurer le vrai nombre de personnes concernées par la pension minimale à 1 200 euros, il a torpillé la communication de l’exécutif. Aujourd’hui, on l’entend batailler sur le texte du gouvernement sur le «bien vieillir». «Jérôme est l’un des esprits les plus brillants de sa génération, affirme son ami Luc Broussy, ancien président du conseil national du PS. Il va devenir l’une des personnalités importantes de ce quinquennat.»
Jérôme Guedj, 51 ans, a la qualité de savoir se faire aimer. «Il est séduisant, attachant, plaisant. Il a l’air heureux, ça fait du bien», raconte Alexis Corbière. Le socialiste Pierre Jouvet confirme : «Il est l’incarnation de la joie de vivre, c’est communicatif. C’est un personnage un peu romanesque, envolé, passionné.» Un héros balzacien, disent certains, qui rayonne et sait se fondre un peu partout. «Jérôme est très intégré dans l’élite administrative, culturelle et économique, il est à l’aise dans tous les milieux, comme un poisson dans l’eau, raconte l’ancien socialiste Emmanuel Maurel. En cela, il est très différent de Mélenchon», l’homme qui l’a formé.
Depuis que ce dernier a quitté le Parti socialiste en 2008 et que Guedj ne l’a pas suivi, Mélenchon ne lui adresse plus la parole. «C’est beaucoup de blessures», balaie-t-il quand le nom de son ancien disciple arrive dans la conversation. Mais lui aussi se laisse aller au : «Ah ! Jérôme, quand il était jeune…» «C’était l’enfant roi, celui auquel on cède tout, sourit l’insoumis. Il avait 13 ans quand je l’ai rencontré. Il rentrait dans mon bureau sans frapper et prenait mes journaux. Je lui disais : “Ça va, je te dérange pas ?”»
Jérôme Guedj naît en 1972 dans l’une de ces familles juives où l’on est presque naturellement de gauche. Quelques mois après sa naissance, son père, kiné, s’installe à Massy et devient conseiller municipal PS en 1977. Il sera élu jusqu’en 2001, avant de passer le relais à son fils, qui siégera jusqu’en 2014. Soit trente-sept ans de Guedj au conseil municipal. Sous le règne de Claude Germon, le père Guedj côtoie Mélenchon, directeur de cabinet du maire. «Jean-Luc m’a repéré, il a vu que tout ça m’intéressait, il me parlait de politique», raconte Jérôme. C’est lui qui, quelques années plus tard, lui conseille de faire Sciences-Po. Lui aussi, qui le prend en stage au Sénat en tant qu’assistant parlementaire.
C’est là, dans le bureau du sénateur, que Guedj préparera le concours de l’ENA avec un autre étudiant : Edouard Philippe. «Il m’a convaincu de le repasser, raconte le socialiste. J’avais été admissible mais je ne voulais pas retenter. Edouard m’a attrapé et m’a dit : “Gars, j’ai un truc à te proposer. Tu as l’expérience de l’oral, ça m’intéresse, et je t’aide pour l’écrit.” Je lui dois cette petite reprise en main.» Pendant les vacances d’été, tous les matins, à 7 heures, les deux hommes se retrouvent rue Garancière. «C’était très méthodique, comme Edouard sait l’être.» Quand l’étudiant part à Strasbourg pour intégrer l’école d’administration, Mélenchon lui envoie un mot : «J’espère qu’ils ne vont pas te changer.» En sortant, Guedj rejoindra l’Inspection générale des affaires sociales (Igas), pour laquelle il travaillera pendant vingt ans, en parallèle de sa carrière politique.
En 1996, quand il rentre de l’ENA, c’est la grande époque de la Gauche socialiste, courant du PS fondé en 1988 par Jean-Luc Mélenchon et Julien Dray, rejoints un peu plus tard par Marie-Noëlle Lienemann. Implantée dans l’Essonne et entourée de jeunes militants, cette bande va batailler contre l’évolution sociale-libérale du PS. Dans ce creuset d’émulation politique et de production intellectuelle, on promeut l’union de la gauche, la VIe République ou la réorientation de l’Union européenne. Guedj est là, aux côtés de Mélenchon. Mais en 2008, lorsque ce dernier décide de quitter le PS, son lieutenant ne suit pas. «Comme lui jusque-là, je pensais qu’on devait être à l’intérieur pour déplacer le centre de gravité, raconte Guedj. Lui-même jugeait les aventures groupusculaires immatures. Finalement, son pari s’est avéré gagnant.» Mélenchon a une autre lecture : le jeune socialiste aurait décidé de rester pour être candidat à la présidence du conseil général de l’Essonne, qu’il remportera trois ans plus tard. «Il y a une part de vrai», admet-il aujourd’hui.
Mais à l’époque, qu’importe ? «Que tu viennes ou pas, on restera potes», le prévient Mélenchon. «On n’avait pas seulement une relation politique mais une complicité humaine, affective, des vies très imbriquées, explique Guedj. On partait en vacances ensemble, on se racontait tout. Et du jour au lendemain, plus rien. Au début, j’avais l’impression qu’il était mort.» Embarqué dans ses souvenirs, Guedj raconte les week-ends et les soirées. «Je me suis bien marré avec lui, c’est ça qui fait chier…» Quatorze ans plus tard, les deux hommes sont toujours séparés par un épais silence, mais parlent pourtant l’un de l’autre avec affection. «Guedj est en train de s’épanouir, nous disait Mélenchon il y a quelques mois. Il a toujours été meilleur que les autres. Au conseil municipal, il bossait trente minutes et scotchait tout le monde.»
Avec Mélenchon, la douleur la plus vive date de 2017
«On m’a dit qu’il disait des choses agréables sur moi, répond Guedj. C’est étonnant car il n’a jamais rien laissé transpirer.» Le socialiste a envoyé tant de signes. Dans les manifestations, lorsqu’ils se croisent, il tend une main que l’ex-ministre de Jospin ignore. «Même au moment de la fronde, il y avait des passerelles, regrette Guedj, qui faisait à l’époque partie du groupe de députés critiques vis-à-vis du président François Hollande. Mon discours rejoignait le sien. Mais pas de son, pas d’image.» En l’écoutant, on se demande si une petite part de lui n’a pas conduit sa vie politique à la recherche de l’approbation de son mentor. «Ce qui m’a manqué c’est la camaraderie et la stimulation intellectuelle, ce haut niveau d’émulation, de profondeur, explique-t-il. C’est une rupture qui affecte.» Un soir d’été, à la buvette de l’Assemblée, le député LFI Adrien Quatennens, nouveau lieutenant du candidat à la présidentielle, lui demande : «Raconte-moi le Mélenchon d’avant 2012.» «Raconte-moi celui d’après», lui répond Guedj.
Dans la chronologie de sa blessure, la douleur la plus vive date de 2017. «Je trouve la campagne de Mélenchon époustouflante sur la ligne, la forme. J’ai été envieux de leur exaltation.» De son côté, le PS s’effondre. Le socialiste décide alors de se mettre en retrait. «Il a toujours eu une sorte de recul par rapport à la politique, il n’y a pas que ça dans la vie pour lui», explique Emmanuel Maurel. Déjà intéressé par la grande vieillesse, il crée une entreprise de conseil sur le sujet. Mais la politique le rappelle par la voix d’Edouard Philippe. «Il faut que tu travailles avec Agnès Buzyn [ministre de la Santé de 2017 à 2020, ndlr]», lui dit celui qui est devenu Premier ministre. On lui propose de rédiger des rapports, d’être haut commissaire aux personnes âgées ou délégué interministériel… A chaque fois, Guedj refuse. Il sait qu’une participation au gouvernement réorienterait la destinée politique à laquelle il n’a pas tout à fait renoncé. Pendant la crise du Covid, il écrit pourtant à Edouard Philippe et Olivier Véran, successeur de Buzyn : «S’il y a besoin d’un coup de main…» Il héritera en 2020 d’une mission sur la lutte contre l’isolement des personnes âgées confinées. «Qu’est-ce que tu vas faire dans cette galère ?» lui écrit Mélenchon. «Je voulais aider», se justifie aujourd’hui Guedj.
A la même période, il commence en fait à renouer avec sa famille politique. Alors qu’il sillonne la Drôme en van pendant les vacances d’été, il se retrouve invité à passer la soirée chez le socialiste Pierre Jouvet, numéro 2 d’Olivier Faure, le numéro 1 du PS, avec son ami Luc Broussy, socialiste lui aussi. «La politique, c’est fini», dit Guedj en arrivant. Mais au fil de la soirée, «on sentait que la passion était encore là, on l’a convaincu de venir à la rentrée du PS à Blois», raconte Jouvet. «Au fond, c’est un drogué de la politique, confirme Broussy. Le reste le passionne mais putain, qu’est-ce qu’il était frustré.»
Quand Anne Hidalgo se lance, Guedj, de retour au PS, est désigné pour l’aider à préparer les débats. Pour l’entraîner, il joue parfois Mélenchon. «Arrête de lui taper dessus, comment tu feras ensuite si tu dois appeler à voter pour lui face à Macron ?» la met-il en garde, alors que la candidate y va de plus en plus fort. «Mélenchon, jamais», répond-elle. Lorsque le candidat insoumis écrase le reste de la gauche, Guedj est là, avec Faure, dans un siège socialiste sépulcral. «Vous vous rendez compte de ce qu’on fait ?» interroge le premier secrétaire, qui s’apprête à faire alliance avec le reste de la gauche. «C’est un saut dans l’inconnu mais dans un avion qui se crashe, si tu as un parachute, tu tentes, même si tu n’es pas sûr qu’il marche», tranche Guedj.
Un mois plus tard, alors que la Nupes a évincé tant de candidats PS, il se retrouve investi dans l’Essonne, là où tout a commencé. Hidalgo le soupçonne d’avoir manœuvré avec Mélenchon. En réalité, jusqu’à la signature de l’accord, il se demande si l’insoumis va bloquer sa candidature. «Je lui ai écrit, je voulais juste savoir s’il allait mettre un veto. Il ne m’a pas répondu. Mais je ne peux pas imaginer qu’il ne regarde pas la carte des investitures. Je ne saurai jamais s’il m’a laissé la place.» Pendant la campagne, il lui envoie un nouveau message sans réponse : une photo de son affiche, le visage de Mélenchon à côté du sien. «Ça me rappelle une campagne», écrit-il en référence à des affiches communes datant de 1998. «Quand j’ai été élu, pas un mot, pendant le débat sur les retraites, je me suis dit qu’il me dirait : “Bien joué.” Mais rien.»
«Pour l’instant, je suis dans la roue de Faure»
Quelques heures après notre entretien, il réalise : «Notre discussion a été très Mélenchon-centrée. Logique, il a compté dans mon histoire. Mais on a zappé plein de sujets.» Le député veut aussi parler de ses aspirations. Lui qui a commencé si tôt, qui a appris si vite, veut aujourd’hui se déployer après une trajectoire quelque peu accidentée. Au sein du groupe PS à l’Assemblée, la place qu’il prend en agace parfois certains. «Il a une voix puissante, des gens peuvent se sentir écrasés», explique un député. Mais Mélenchon lui-même n’a-t-il pas appelé à l’émulation dans la perspective de 2027 ? «Je pense que ça ne s’adresse pas seulement aux insoumis, juge Guedj, qui défend l’idée d’une primaire. Pour l’instant, je suis dans la roue de Faure, mais à un moment, il faudra se poser la question : quels sont ceux qui peuvent y aller ?»
A la fin de l’entretien, on l’interroge. Mélenchon, a-t-on entendu dire, lui aurait écrit récemment : «Je crois qu’il est temps qu’on se parle.» Guedj esquive. «Il n’aimerait pas que je parle d’une conversation privée.» Mais d’autres, moins secrets, nous ont glissé sa réponse amusée : «T’es sûr ? C’est pas trop tôt, après quatorze ans ?»
par Charlotte Belaïch