Cédric Kahn consacre un huis clos minutieux et explosif à Pierre Goldman sans tirer de certitude sur l’innocence ou la culpabilité du fascinant personnage.
«Je connus la haine et je n’eus plus d’autre désir que de connaître une guerre extatique, d’y côtoyer la mort, d’en exorciser la frayeur, d’y éprouver un bonheur où la vie serait réchauffée, incendiée du contact avec le néant.» Qui lit un jour Souvenirs obscurs d’un juif polonais né en France de Pierre Goldman, l’un des plus beaux et terribles livres qui soit, a peu de chances de s’en remettre. Sans doute l’idée d’un film sur Goldman – figure fascinante, révolutionnaire et voyou, écrivain génial, juif furieux, enfant de la Shoah, objet en son temps de culte et de scandale, accusé du meurtre de deux pharmaciennes puis acquitté en 1976, et assassiné en 1979 sans qu’on sache jamais la pure vérité sur les circonstances exactes de son meurtre (revendiqué par un groupe fantôme nommé «Honneur de la police») – a-t-elle tourné, décennie après décennie, dans plusieurs têtes.
Goût de la tactique et du tact
Le Procès Goldman, qui ouvre avec quelque fracas (c’est-à-dire, un peu de désir, affect rare à Cannes ces jours-ci) la Quinzaine des cinéastes, est donc un pur film de procès, un huis clos qui s’avère à la fois, à la manière de son héros, procédurier et lyrique, aussi minutieux dans la forme qu’explosif sur le tréfonds. Si le Procès Goldman est consacré à ce dernier, l’insoumis, il est aussi sur Georges Kiejman, l’un de ses trois avocats, illustre personnage, encore jeune à l’époque, disparu il y a quelques jours après avoir aidé le scénario à s’écrire : le film fonctionne beaucoup à partir de leur relation ou non-relation, leur différence et leur ressemblance, fil rouge auquel il peut revenir s’appuyer sans cesse, reprendre son souffle avant de replonger dans les blocs de témoignages et de preuves incertaines. La proximité de leurs histoires et l’extrême écart entre leurs destins font de l’accusé et de son défenseur un bon double sujet de film, et des deux acteurs un beau couple de cinéma : Arieh Worthalter, époustouflant Goldman, et en parfait Kiejman, Arthur Harari (cinéaste, acteur, scénariste, avec Anatomie d’une chute de Justine Triet, cette année en compétition : serait-il génial, sobrement génial, dans absolument tout ce qu’il fait ?).
Au «Je voulais me laver de la meurtrissure d’être juif» de Goldman (pris au livre, mis dans sa bouche, au risque de sonner solennel) répond le «On ne guérit jamais de son enfance» de la plaidoirie de Kiejman, comme deux directions prises à partir d’une origine commune, proche. C’est aussi qu’il fallait au film la modération de l’avocat, son goût de la tactique et du tact, pour entendre et comprendre la bête qui rugit dans le box derrière lui, il fallait cette petite déviation, cette réfraction, cet intercesseur, pour regarder Goldman en face. Sans ça, il brûlerait l’écran, et on sent, tout près, son spectre capable de dévastations posthumes si on l’invoquait de trop près.
Sécheresse qui nous poignarde par moments
Goldman est là, une fois l’acteur en place, une fois le personnage dans ses marques, il apparaît. Il y a de la présence, et on se demande, nous le public de la cour d’assises de la Somme, nous les jurés impartiaux, froids, ou passionnés, révoltés, en larmes : a-t-il tué ? Etait-il là, à 20 heures le 19 décembre 1969, au 6, boulevard Richard-Lenoir à Paris, tirant sur quatre personnes, tuant deux femmes dans la pharmacie Delaunay ? Cédric Kahn dit qu’il n’a pas de certitude personnelle sur l’innocence ou la culpabilité du personnage, mais qu’à son acteur qui lui posait la question, il répondit de croire dur comme fer à son innocence. C’est très intéressant : ça ouvre une brèche, la possibilité, même infime, que Goldman se pense innocent mais ne le soit pas, qu’il soit à la fois coupable et innocent, qu’il se soit défendu avec ferveur, sincérité, se plaçant au-delà du mensonge. C’est le plan des faits, inaccessible. Mais sur le plan du film, ce petit écart offre au Procès Goldman le loisir de diriger et filmer l’accusé comme un innocent absolu – ange terrible – tout en se permettant de continuer à douter sur d’autres tableaux, c’est-à-dire dans d’autres plans, face à d’autres personnages.
Le cinéma est un art quantique, il n’établit pas la vérité, il fixe des points de vue, tour à tour, pour les faire exister en plein. Non pas pour produire de l’ambiguïté, mais pour garder sa liberté constitutive, explorer toutes les directions, les angles, d’une même mise en place de départ. Le film est bien ce dispositif : tourné à trois caméras en déroulant, dans l’ordre, le procès tel que le scénario (de Cédric Kahn et Nathalie Hertzberg) réussit à le reconstituer, il parvient à capter bien des troubles, bien des regards et des accents. La sécheresse générale du film était sa seule chance d’atteindre un peu au cœur des choses, fut-il multiple, et des êtres concernés. Saluons-la, puisqu’elle nous poignarde par moments. Le tremblement imperceptible de la journaliste et documentariste d’origine guadeloupéenne Christiane Succab-Goldman (la compagne de Pierre Goldman) ou de Chloé Lecerf (l’actrice qui la joue) au moment de répondre aux juges et procureurs blancs qui la somment de répondre : on s’en souviendra. Seul le cinéma nous le montre. Quand il est plus fort que la loi.
Quinzaine des cinéastes. Le Procès Goldman de Cédric Kahn avec Arieh Worthalter, Arthur Harari, Jeremy Lewin… 1 h 55.
par Luc Chessel