Le président Kaïs Saïed refuse de qualifier de « terroriste » et d’« antisémite » l’assaut contre le pèlerinage juif annuel de la Ghriba.
Le président tunisien Kaïs Saïed a récusé avec force le caractère « antisémite » de l’attaque perpétrée le 9 mai aux abords de la synagogue de la Ghriba sur l’île de Djerba – deux pèlerins juifs et trois membres des forces de sécurité tunisiennes ont été tués – après que les autorités ont cherché à en minimiser la portée dans une communication qui demeure opaque.
« Ils parlent d’antisémitisme, alors que les juifs étaient protégés ici », a-t-il déclaré samedi 13 mai lors d’une visite à l’Ariana, dans la banlieue de Tunis, en référence à l’occupation germano-italienne (novembre 1942-mai 1943) de la Tunisie durant la seconde guerre mondiale. Il a en outre fustigé une forme de duplicité des réactions internationales qui ont évoqué une attaque à caractère antisémite alors que des « Palestiniens sont tués chaque jour et personne n’en parle », sans préciser la nature du lien qu’il établit entre ces deux événements.
Le pèlerinage de la synagogue de la Ghriba est le grand rendez-vous annuel du judaïsme tunisien et rassemble des milliers de juifs venus du monde entier. Les célébrations touchaient à leur fin et les fidèles commençaient à quitter la synagogue au compte-gouttes quand la fusillade a éclaté à l’extérieur. Si les autorités tunisiennes affirment que le suspect avait l’intention de tuer le plus grand nombre de personnes présentes, elles évitent de qualifier l’assaut de « terroriste », préférant parler d’une « opération criminelle ».
De son côté, le parquet antiterroriste français a ouvert une enquête pour « assassinat en relation avec une entreprise terroriste », du fait de la nationalité française de Benjamin Haddad, l’une des deux victimes civiles.
Plusieurs zones d’ombre
Peu d’informations ont filtré sur le suspect, Wissem Khazri, un agent de la garde nationale (gendarmerie) âgé de 30 ans. Le mardi 9 mai, vers 19 heures, ce dernier était en poste au port d’Aghir, une localité au sud-est de l’île, quand il a abattu son collègue d’une balle dans la tête à l’aide d’un pistolet, selon la version du ministre de l’intérieur. Il s’est emparé ensuite de son arme automatique et de ses munitions et s’est dirigé vers la synagogue, située à une vingtaine de kilomètres, au volant d’un quad de la garde nationale.
Après s’être dissimulé pendant une période indéterminée dans la cour d’une école proche du lieu de culte, il s’est rendu à pied au niveau du parking de la synagogue et a ouvert le feu avant d’être abattu. Le bilan officiel s’établit, outre le tueur, à cinq morts et de cinq blessés.
Plusieurs zones d’ombre subsistent quant au profil et aux motivations du gendarme devenu terroriste, le ministre de l’Intérieur invoquant l’enquête judiciaire en cours pour refuser de fournir plus d’éléments. Selon certaines informations, Wissem Khazri faisait l’objet d’une procédure de licenciement de la garde nationale, mais cela n’a pas été confirmé. Des sources sécuritaires interrogées par des médias tunisiens ont affirmé que les procédures d’inspection et de renseignement souffraient de multiples défaillances, assurant que M. Khazri avait déjà été suspendu et soupçonné d’extrémisme religieux.
Opacité imposée par le pouvoir
Outre le profil de l’assaillant, le ministre de l’intérieur n’a apporté aucune précision sur le périple de plus d’une heure qui a conduit le tueur du port d’Aghir, lieu du premier assassinat, et les abords de la synagogue de la Ghriba où la fusillade éclatera. A quel moment les autorités ont-elles été informées du meurtre d’Aghir ? Comment a-t-il pu parcourir plus de vingt kilomètres en quad sans être inquiété dans une zone quadrillée et contrôlée par la police ? Les autorités tunisiennes n’ont apporté, pour l’instant, aucune réponse à ces interrogations, suscitant de vives critiques dans les médias et sur les réseaux sociaux.
Cinq mille pèlerins avaient participé cette année aux cérémonies de la Ghriba, qui avaient repris en 2022 après deux ans d’interruption en raison de la pandémie de Covid-19. Chaque édition se déroule sous très haute surveillance sécuritaire depuis l’attaque qui avait eu lieu devant cette même synagogue en 2002. Un attentat revendiqué par Al-Qaida – exécuté avec un camion-citerne bourré d’explosifs – avait alors fait 21 morts, dont 14 touristes allemands.
L’opacité imposée par le pouvoir qui tente de minimiser la portée du drame dans le but de réduire son impact sur la saison touristique rappelle le précédent de 2002. Le régime de l’ancien président Zine El-Abidine Ben Ali avait alors soutenu la thèse de l’accident avant d’être contraint de se rallier à celle du « crime terroriste ». A l’époque, le silence des médias étatiques avait provoqué la colère de l’opposition qui avait accusé le régime de vouloir occulter sciemment les informations relatives à la tuerie.
Tensions politiques
L’attaque contre la synagogue de la Ghriba à Djerba survient dans un contexte tunisien difficile, marqué par l’aggravation de la crise socio-économique et les tensions politiques entourant le rétablissement par le chef de l’Etat, Kaïs Saïed, d’un régime autoritaire hyperprésidentialiste. Le chef d’Etat a affirmé que « ceux qui planifient des effusions de sang » sont « les mêmes que ceux qui créent des crises par divers moyens afin (…) de nuire au peuple », faisant ainsi l’amalgame entre le terroriste de Djerba et ses opposants politiques qu’il dénonce rituellement comme conspirant contre l’intérêt supérieur du pays.
Depuis début février, plus d’une vingtaine d’opposants ont été emprisonnés et une majorité d’entre eux est accusée de terrorisme pour des déclarations publiques ou des réunions politiques, alors que les autorités refusent d’employer ce qualificatif pour la fusillade de Djerba.
« Donc, celui qui a tué cinq personnes est un criminel et Chaïma Issa, [seule femme emprisonnée parmi les opposants] est une terroriste ? », a ironisé l’avocate Dalila Ben Mbarek Msaddak au lendemain de l’attaque. Ce jour-là, seul le ministre du tourisme s’était déplacé à Djerba dans le but de rassurer l’opinion publique à l’approche de la haute saison touristique.
La Tunisie n’avait pas connu d’assaut de ce type depuis la série d’attaques de 2015 contre le musée du Bardo à Tunis (22 morts), la station balnéaire d’El-Kantaoui près de Sousse (38 morts) et un bus de la garde présidentielle (12 morts) à Tunis. La violence djihadiste s’était prolongée lors de l’offensive quasi militaire de l’organisation Etat islamique (EI) contre la ville de Ben Gardane (54 morts) en mars 2016, avant de refluer progressivement.
Monia Ben Hamadi (Tunis, correspondance)