L’ancien islamologue star est également poursuivi pour viols en France. En Suisse, il est jugé du 15 au 17 mai à Genève, pour celui d’une Suissesse surnommée « Brigitte », des faits présumés remontant à 2008, qu’il conteste.
Premier round pour Tariq Ramadan ? L’ambiance risque en tout cas d’être aussi tendue que sur un ring lors du procès qui s’ouvrira ce lundi 15 mai à Genève, la ville d’origine du prédicateur musulman déchu. L’homme fait l’objet depuis 2017 de différentes plaintes pour viols en France et en Suisse et il est mis en examen depuis 2018. Il s’agira donc du premier procès du conférencier qui se voulait figure intellectuelle de l’islam et qui a chuté dans la foulée du mouvement #MeToo et la dénonciation des violences sexuelles à l’encontre des femmes. S’il comparaît en Suisse, cinq ans après la plainte d’une femme, les juges français ne l’ont, eux, pas encore renvoyé devant les assises pour les quatre affaires instruites, un renvoi requis par le parquet de Paris à l’été 2022.
L’homme de bientôt 61 ans, qui comparaît libre mais qui a déjà fait dix mois de détention préventive en France et vient de subir un revers avec le rejet, jeudi 11 mai, de toutes ses requêtes en nullité dans le dossier instruit à Paris, va faire face à l’une de ses accusatrices, surnommée « Brigitte » afin de préserver son anonymat. Cette mère de cinq enfants, au passé traumatique suite au suicide violent de son père, convertie à l’islam dans sa jeunesse, était âgée d’une quarantaine d’années lors des faits présumés.
Le procureur suisse Adrian Holloway a renvoyé Tariq Ramadan devant une juridiction correctionnelle (destinée aux personnes risquant entre deux et dix ans de prison) pour « viol » (terme juridique pour la pénétration forcée en droit suisse) et « contrainte sexuelle » (pour la fellation). Ces faits présumés sont les plus anciens des dossiers suisses et français.
Ils se seraient déroulés dans la nuit du 28 au 29 octobre 2008, dans la chambre 511 de l’hôtel Mon repos, à Genève. Dans une vidéo exclusive de la Radio-Télévision Suisse (RTS) datant du 16 octobre 2020 (le lendemain de l’une de ses deux confrontations avec le prédicateur, dans le bureau du juge parisien), « Brigitte » témoigne, masquée.
Elle raconte le contexte dans lequel elle rejoint à son hôtel Tariq Ramadan, qu’elle a déjà croisé lors d’une séance de dédicaces, quelques semaines plus tôt et avec qui elle a eu des échanges intellectuels : « J’avais une excellente opinion de lui, totalement bienveillante, j’étais en admiration […] Je le trouvais beau, sympathique, super orateur, un peu comme tout le monde d’ailleurs […] C’était plus le Tariq ramadan tiers-mondiste, humaniste qui me touchait. »
Vient le jour du rendez-vous, le 28 octobre en soirée : « Il m’avait téléphoné une petite heure avant pour me dire où. D’abord j’avais prévu de ne pas y aller. Finalement, par bonne éducation et parce qu’il a semblé contrarié, je me suis déplacée à Genève. »
Elle poursuit : « Le réceptionniste m’a dit qu’il m’attendait en chambre. J’ai dit que ça n’avait pas de sens. J’ai attendu une vingtaine de minutes qu’il descende et on est allé prendre le thé dans la salle du petit déjeuner. Le hall était très animé. En revanche dans la salle, on n’était que deux. Il y a eu 45 minutes… Auparavant il avait demandé un fer et une planche à repasser étant donné que le pressing était fermé. Le réceptionniste m’a donné le fer et a donné la planche à monsieur Ramadan. On est repassé dans le hall et on est monté en bavardant en chambre. »
Nuit d’horreur
Là, l’ambiance passe selon elle d’une conversation animée mais normale à une séquence terrible, relatée dans l’acte d’accusation que « l’Obs » a pu consulter. Le prédicateur se baisse, se relève, change de visage, pousse son invitée sur le lit et se laisse tomber sur elle : « Il l’a embrassée de force en dépit de ses protestations, l’a déshabillée alors qu’elle se débattait et essayait de retenir ses habits, puis l’a traitée de “pute”, “sale chienne” et de “salope”, provoquant chez sa victime un sentiment intense de peur et de paralysie. »
S’ensuit une suite de viols ainsi que de multiples violences verbales et physiques, l’homme lui tirant les cheveux et la giflant durant les agressions. La victime présumée dira avoir pu partir à 6h30 : « Ça n’a pas arrêté jusqu’au matin », poursuivait-elle sur la RTS. « C’est au-delà du viol, décrit son avocat français, Me François Zimeray. Ce mot ne rend pas suffisamment compte de la réalité de ce qui s’est passé, de la violence et de la cruauté qu’elle décrit avec une précision glaçante. »
A « l’Obs », « Brigitte » avait expliqué que Tariq Ramadan lui aurait dit, pour justifier ses actes, qu’elle était « des RG », une espionne du renseignement. Dès le lendemain, elle appelle son psychiatre qui l’oriente vers un confrère car il est en vacances. Il la verra trois fois en l’espace d’une semaine. Les notes du praticien sont versées au dossier. Puis elle se confiera plus longuement à son thérapeute habituel. Et elle ne variera pas dans son récit.
La jeune femme va attendre neuf ans avant de porter plainte, en avril 2018, après les plaintes de deux Françaises, Henda Ayari et « Christelle », surnom donné à la deuxième plaignante, quelque temps plus tôt. Au moment de cette nouvelle plainte, Tariq Ramadan est déjà mis en examen et incarcéré en France. Auprès de la RTS, « Brigitte » se justifiait de ce délai par « le choc, l’incompréhension » suite à l’agression subie, qui était totalement inattendue. Puis par la peur pour ses proches et pour elle. Elle confiera à « l’Obs » avoir mis énormément de temps à poser le mot « viol » sur ce qui se serait passé cette nuit-là.
Tariq Ramadan clame son innocence
La version de l’ancien prédicateur est à l’opposé de celle de la plaignante. Dans son ouvrage « Devoir de vérité », publié en septembre 2019 (Presses du Châtelet), Tariq Ramadan clame sa complète innocence : « Je ne suis pas un violeur. L’idée d’abuser d’une femme contre sa volonté et de jouir de sa souffrance m’est totalement étrangère et m’horrifie. »
Il y consacre quelques pages à « Brigitte », alias « Maimouna », son pseudo sur internet. « Brigitte » ne serait qu’une femme éconduite qui l’a harcelé : « [Elle] poste des commentaires me concernant depuis octobre 2008, après notre seule rencontre planifiée. Elle y évoque sa déception, s’efforce de salir mon image, tout en prenant publiquement ma défense sur le plan humain et intellectuel. Quatre mois après le prétendu viol, elle se rend sur le plateau d’une émission de la télévision suisse à laquelle je participe et publie des commentaires de soutien à mon égard […]. Elle continue également à m’écrire des e-mails et cherche à me revoir. Blessée par mon refus, elle se met à contacter des journalistes, certains de mes amis, ma famille, et multiplie les commentaires vengeurs sur le Net […] .Jamais elle ne parle de viol. Son objectif affiché est alors de révéler ma vie privée […], de salir ma réputation. »
Selon lui, « Brigitte » serait motivée par l’argent : « Des individus l’auraient poussée à agir ainsi contre une importante rétribution », écrit-il sans plus de détails.
Contactés, les avocats suisses de Tariq Ramadan n’ont pas souhaité répondre à « l’Obs ». Me Guerric Canonica précisant : « Aucun commentaire avant procès. »
Tariq Ramadan, lui, s’était pour une fois (outre son livre) exprimé après la fin de la longue confrontation (douze heures) avec la plaignante, tard le 15 octobre 2020 au Palais de Justice de Paris, toujours au micro de la RTS : « Le rideau est tombé et tout ce qu’on a entendu aujourd’hui est décisif, avait-il alors déclaré. Les mensonges, les contradictions, les affabulations de la plaignante sont apparues clairement dans tout ce qui a été dit. »
En cause, les nombreux messages envoyés par « Brigitte » après la date du viol présumé.
Tariq Ramadan a longtemps nié toute relation sexuelle avec les différentes plaignantes, avant de reconnaître des relations consenties avec certaines d’entre elles, concédant un goût pour les pratiques sadomasochistes mais dans le respect de ses partenaires.
Il s’estime victime d’un vaste complot visant à l’abattre, les plaignantes ayant échangé entre elles sur internet il y a des années. Sa défense devrait produire notamment le témoignage de « Denise », une ancienne maîtresse.
Une ambiance glaçante
Ce dossier compliqué est marqué par la peur (certaines femmes ont témoigné sous X) et le harcèlement en ligne des plaignantes. « J’ai rarement vu un dossier baigner dans une telle atmosphère de peur et de violence. Ces femmes courageuses ont été intimidées et menacées depuis des années », poursuit Me Zimeray.
Il y est surtout question de l’emprise d’un homme soufflant le chaud et le froid sur des femmes plus ou moins amoureuses de lui, et de la limite du consentement de ces dernières. Les expertises psychiatriques réalisées dans le dossier français confirment l’existence de cette emprise ; elles viennent d’être validées par la justice, alors que la défense de Tariq Ramadan les contestait (il s’est pourvu en cassation).
Une ex-maîtresse, non plaignante, avait longuement expliqué à « l’Obs », peu après la première plainte, la brutalité du conférencier, qui séduisait de multiples femmes souvent vulnérables via les réseaux sociaux avant d’instaurer une relation décrite comme toxique. Elle se décrivait couverte de bleus après une relation sexuelle.
Le verdict sera prononcé le 24 mai. Il pourrait donner une « couleur » à la suite de l’affaire en France, où Tariq Ramadan fait l’objet de quatre plaintes pour « viol » et « viol sur personne vulnérable » et pourrait être renvoyé, conformément à la demande du parquet, devant une cour d’assises ou une cour criminelle départementale (composée de magistrats uniquement professionnels), nouvellement créée.
L’affaire Ramadan en quelques dates
- 17 octobre 2017 Henda Ayari, une ex-salafiste, porte plainte pour « viol » contre Tariq Ramadan.
- 26 octobre 2017 Christelle porte plainte pour « viol sur personne vulnérable ».
- 2 février 2018 L’islamologue est mis en examen pour « viol » et « viol sur personne vulnérable » et placé en détention provisoire. Il y restera jusqu’en novembre 2018.
- 7 mars 2018 « Mounia » porte plainte pour « viols », qui auraient eu lieu à plusieurs reprises. Tariq Ramadan n’est pas mis en examen dans cette affaire.
- 13 avril 2018 « Brigitte » porte plainte en Suisse pour « viol ».
- 22 octobre 2018 Tariq Ramadan reconnaît des relations sexuelles « consenties » avec les deux premières plaignantes.
- 12 juillet 2019 Une nouvelle plainte, pour « viol en réunion » cette fois, est déposée, mais elle ne convainc pas les enquêteurs.
- 13 février 2020 Les trois juges d’instruction mettent Tariq Ramadan en examen à deux nouvelles reprises pour « viol », sur deux autres femmes qui apparaissent dans le dossier.
- Juillet 2022 Le parquet de Paris requiert le renvoi aux assises de Tariq Ramadan pour les viols de quatre femmes.
- 11 mai 2023 Les requêtes en nullité déposées par les conseils de l’ancien conférencier islamologue sont rejetées.
- 15 mai au 17 mai 2023. Tariq Ramadan est jugé à Genève pour « viol » et « contrainte sexuelle ».
Par Cécile Deffontaines