Des 120 000 juifs à l’indépendance en 1956, il n’en reste plus que 1 200 aujourd’hui. L’universitaire tunisien André Abitbol explique les raisons de cette désaffection.
L’attentat mené par un garde national maritime, tuant cinq personnes à Djerba, en blessant neuf, a ravivé les craintes d’un retour du terrorisme sur le sol tunisien. La communauté juive en Tunisie doit-elle redoubler d’inquiétudes après cette « opération Djerba » qui visait la synagogue de la Ghriba durant le pèlerinage annuel ? La qualification « d’attentat » n’est pas utilisée à cette heure par le ministère de l’Intérieur dans son unique communiqué publié mardi soir. La France l’a fait à travers les mots de son ambassadeur André Parant : « Grande tristesse après l’attentat commis hier soir à Djerba aux abords de la synagogue de la Ghriba. » Lors d’un conseil de sûreté nationale tenu mercredi au palais de Carthage, le président Saïed n’a pas prononcé le mot de « terrorisme », lui préférant celui d’« acte criminel lâche ». La question du caractère antisémite comme motivation principale n’est pas évoquée par les dirigeants du pays. La Tunisie a longtemps été considérée comme un havre de paix pour la communauté juive, une « carte postale publicitaire » qui suscite l’ironie d’André Abitbol, « de la simple publicité pour attirer les touristes », ajoute-t-il. À quatre-vingts ans, cet universitaire décrypte les décisions et les non-dits qui expliquent que le nombre de juifs tunisiens a été divisé par cent de 1956 au début du XXIe siècle.
Le Point Afrique : Quand datez-vous l’âge d’or du judaïsme en Tunisie ?
André Abitbol : Au XIXe siècle, sous l’impulsion d’Ahmed Bey Ier et de son adjoint Kheireddine Pacha, l’abolition de l’esclavage fut déclarée deux ans avant la France et la Constitution du Pacte fondamental (Ahed el Amen) donnait l’égalité à tous les habitants du royaume. La population juive va par la suite se doter d’écoles de garçons et de filles à Tunis, Sousse, Sfax, ainsi que des écoles de formation comme l’O.R.T. À la fin du XIXe siècle, on va trouver des enseignants, des médecins, des avocats, des architectes, peintres, écrivains, chanteurs, musiciens…
Les partis politiques vont commencer à se créer, et début XXe siècle on trouvera des juifs dans tous les partis : socialiste, nationaliste, communiste, radical… Un juif va d’ailleurs atteindre des records de longévité, ce sera le général Gabriel Valenzi qui sera ministre de 1881 à 1913. En 1922, seront délégués au congrès de Versailles Tahar Ben Ammar et Elie Zerah, qui est juif, pour réclamer le respect des droits de la Tunisie. Le Bey faisait tout pour que Maltais, Siciliens, Tunisiens, Juifs vivent en harmonie. En 1956, Bourguiba change tout.
Que se passe-t-il ?
À l’indépendance, en 1956, on a décidé que la Tunisie était arabo-musulmane. Les juifs ont compris qu’ils n’avaient plus leur place en Tunisie. Ce sera un mouvement irréversible. Après l’indépendance, une politique de spoliation qui ne disait pas son nom a été mise en place contre les juifs. On leur a pris leurs maisons, leurs sociétés. C’était une politique d’État qui ne disait pas son nom. On a empêché toute carrière administrative aux juifs. Par conséquent, la population juive a fondu. En 1956, la population tunisienne était de 2 millions d’habitants, dont officiellement 120 000 juifs. Je soutiens que près du quart de la population l’était, et certains amis pensent que c’était beaucoup plus que le tiers. Actuellement, il ne reste plus que 1 200 juifs !
Que s’est-il passé ? C’est Rachid Driss qui a inspiré à Bourguiba de faire de la Tunisie un pays arabo-musulman. Albert Memmi, grand écrivain tunisien, a déclaré, chez moi, qu’il a été nationaliste mais qu’il n’était ni arabe ni musulman. Il n’avait donc plus sa place en Tunisie et est parti. Gisèle Halimi en a fait de même. Sous Bourguiba, les juifs ont été interdits de carrière administrative. On a spolié plusieurs de leurs terrains, leurs commerces, leurs maisons… Beaucoup ont donc quitté le pays. Sous Ben Ali, les choses ont un peu changé puisqu’il y a eu deux sénateurs juifs, Roger Bismuth à droite, et Georges Adda, à gauche. La Ghriba du Kef a été restaurée. Et c’est sur ordre de Ben Ali, en 2002, qu’on a restauré, dans la nuit, la Ghriba de Djerba, détruite en partie par un attentat.
Avez-vous été surpris par les événements d’hier soir ?
Ce qui s’est passé hier était prévisible. C’est un corollaire du bras de fer entre l’État et les islamistes. La déclaration de l’ambassadeur de Palestine à RTCI ce matin ne pouvait qu’envenimer les esprits en accusant à demi-mots Israël d’être responsable de l’attaque. Les problèmes du Moyen-Orient ne doivent pas nous concerner. Beaucoup de Tunisiens sont antisionistes mais ne sont pas tous antisémites.
Propos recueilis par Benoît Delmas