La philosophe évoque les principaux facteurs de destruction de notre système scolaire que sont la perte d’autorité et la remise en cause de notre modèle laïque par les jeunes générations.
Les derniers chiffres, en hausse, rappellent l’importance de ne pas baisser la garde. Le 7 mai dernier, Pap Ndiaye a indiqué qu’ environ 500 cas d’atteintes à la laïcité avaient été recensés en mars dernier. « Il y a toujours une remontée, chaque année, au moment du ramadan », a-t-il avancé pour justifier ce pic. Quelques semaines plus tôt, le ministre de l’Education nationale avait procédé à une refonte du Conseil des sages de la laïcité en élargissant son périmètre à la lutte contre le racisme et l’antisémitisme, en modifiant ses règles de fonctionnement et en procédant à de nouvelles nominations dont l’une, celle du politologue Alain Policar, suscite particulièrement la controverse.
Plusieurs farouches défenseurs du principe de laïcité à l’école y voient une tentative d’étouffement de cette instance créée par Jean-Michel Blanquer en 2018. Dans cet entretien accordé à L’Express, Elisabeth Badinter monte à son tour au créneau et dénonce l’ »attitude contradictoire » du ministre de l’Education nationale sur ces questions de laïcité. La philosophe revient, plus généralement, sur les facteurs de délitement d’une école publique qui échoue à défendre ses principes et ses valeurs.
Elisabeth Badinter : Tous ces événements viennent confirmer le constat suivant : en quarante ans, la donne s’est totalement inversée. A cette époque pas si lointaine, nous avions une école qui fonctionnait beaucoup mieux, qui ne posait aucun problème, et qui avait pour but d’instruire et d’éliminer tout ce qui relevait du personnel et de l’intime. La politique et la religion n’y avaient pas leur place. Jusqu’à ce qu’éclate l’affaire des jeunes filles voilées de Creil, dans l’Oise, en 1989. A partir de là, et alors que personne ne s’en plaignait, notre modèle laïque a commencé à se faire attaquer de l’extérieur et l’on s’est incliné au nom d’une soi-disant « tolérance » à l’égard des croyances de chacun.
La situation n’a cessé de se dégrader depuis. La laïcité républicaine, celle que l’on connaît depuis plus d’un siècle, est aujourd’hui traitée de laïcité « de combat », « agressive » et « intolérante » par de nombreux intellectuels, des universitaires et même des professeurs de collèges et de lycées. Tout cela s’inscrit dans un mouvement plus large et dans un contexte contemporain qui prône l’éducation bienveillante. Cette nouvelle forme d’éducation, même si elle a eu des effets positifs, a contribué par ses excès au déclin de l’école publique puisque refuser quelque chose à un enfant ou à un adolescent est, peu à peu, devenu inacceptable. Le constat est que nous n’avons pas réussi à défendre nos principes, que l’école s’écroule faute d’autorité, et les professeurs les mieux formés rechignent à venir y enseigner.
Des principes de laïcité mais aussi d’autorité donc…
Justement, le ministre Pap Ndiaye a récemment annoncé l’élargissement du périmètre du Conseil des sages de la laïcité à la lutte contre le racisme et l’antisémitisme. Les règles de fonctionnement de cette instance, qui passe de 15 à 20 membres, ont également été modifiées. Est-ce une manière de renforcer ou d’affaiblir son action ?
De l’affaiblir, très clairement ! Le fait que le Conseil des sages de la laïcité n’ait plus, en principe, le pouvoir de s’autosaisir, et que la saisine n’appartienne plus qu’au ministre, constitue, à mon sens, un recul considérable. Cela peut le rendre impuissant. Les chefs d’établissement, qui avaient déjà du mal à faire remonter leurs doléances, risquent de céder davantage encore au fameux « pas de vagues » qui perdure au sein de l’Education nationale. Très franchement, je ne m’attendais pas du tout à cette tentative d’étouffement. L’arrivée de certaines nouvelles personnalités risque également de briser la belle unité qui prévalait entre les 15 membres initiaux du Conseil. Faire venir un sociologue pour qui notre modèle de laïcité doit s’inspirer du système anglo-saxon est particulièrement délétère car ses idées vont se heurter frontalement aux convictions de ses nouveaux collègues.
Vous faites référence au politologue Alain Policar dont les idées semblent en effet très éloignées de la ligne universaliste que vous défendez. Ce dernier est récemment revenu sur la tribune « Profs, ne capitulons pas ! » que vous aviez signée avec d’autres intellectuels, dans Le Nouvel Observateur, au moment de l’affaire des foulards de Creil en 1989. Il vous accuse d’avoir défendu « une République fétichisée, inattentive à la persistance des discriminations »…
Mais c’est complètement dément d’avancer cela. Je dirais même que c’est écœurant ! En tant qu’ancienne professeure de philosophie à Limeil-Brévannes (Val-de-Marne), je peux vous assurer qu’à l’époque l’école, le collège et le lycée n’étaient pas du tout traversés par ces problèmes de racisme et d’antisémitisme que ce sociologue dénonce. Le cadre scolaire était un lieu d’union et non de revendication de ses différences, où le professeur, dont la figure était respectée, s’attachait à transmettre une culture commune à des élèves certes parfois d’origines ou de religions diverses. Mais en tout cas nous n’en savions rien, ce n’était vraiment pas un sujet. Et nous étions très loin des conflits permanents que nous connaissons aujourd’hui.
La loi de 2004 qui interdit le port de signes religieux ostensibles à l’école fait partie des sujets de controverse actuels. Pourquoi cette loi est-elle si mal comprise aujourd’hui, notamment par une partie du monde enseignant ?
Même si cela peut vous sembler a priori un peu éloigné du sujet, ce rejet de la loi de 2004 rejoint cette obsession de la tolérance que j’évoquais au début de notre entretien. « Je pense et m’habille comme je veux et j’exige que vous le respectiez »… Tel est le leitmotiv actuel de bon nombre de jeunes avec l’acquiescement de cette nouvelle génération de professeurs âgés de moins de 35 ans. Au nom de cette fameuse éducation bienveillante, les parents se sont mis en tête qu’il fallait à tout prix éviter la moindre frustration à leurs enfants. Or l’apprentissage de la loi va de pair avec la frustration.
Pour être quelqu’un d’à peu près équilibré, il faut certes pouvoir bénéficier de la bienveillance de son entourage, sans pour autant faire l’économie de cette frustration qui est en quelque sorte le deuxième pilier de l’éducation. Au lieu de cela, nous avons tendance à tomber dans une forme d’individualisme pathologique. Pour en revenir à la loi de 2004 : certaines voix fortes se font aujourd’hui entendre pour la défendre. Hélas, j’ai l’impression que nous sommes en train de devenir minoritaires par rapport à ceux qui mettent en avant ce fameux concept de laïcité « ouverte » ou « tolérante ». Le fait d’y ajouter ces adjectifs positifs est un leurre, une façon de tromper les esprits : pour moi, ce modèle-là est le contraire de la laïcité républicaine que l’on devrait s’attacher à préserver et à défendre.
Un récent sondage, mené auprès de chefs d’établissement, montre que, dans le secondaire, 43 % de ceux ayant dû faire face à des élèves portant des tenues à connotation religieuse, ne l’ont pas signalé à l’institution. Un chiffre éloquent…
Cela peut s’expliquer par la crainte d’être mal noté par ses supérieurs ou bien de devoir affronter les remarques de certains enseignants qui considèrent que des tenues, de type abayas, ne sont pas à caractère religieux. Les islamistes ont une finesse politique que nous n’avons pas, ils savent attendre le bon moment pour agir et s’engouffrer dans nos failles. Le fait que l’école publique apparaisse aussi divisée sur cette question en est une.
« Je n’ai pas la main qui tremble sur les questions de laïcité », affirmait Pap Ndiaye en octobre dernier au moment de l’affaire des abayas… quelques mois avant de se pencher sur le sort du Conseil des sages de la laïcité. Quelles sont ses véritables convictions ?
Un jour, Pap Ndiaye affirme sa volonté de défendre à tout prix l’école publique et ses principes. Le lendemain, c’est l’opposé qui s’exprime. Cette attitude contradictoire, ce fameux « en même temps », ne peut qu’engendrer une situation stationnaire. Je ne vous cache pas que sa nomination, qui symbolise un virage à 180 degrés par rapport à l’action menée par son prédécesseur Jean-Michel Blanquer, m’a beaucoup étonnée. Il est évident que ces deux personnalités défendent des opinions diamétralement opposées. N’oublions pas qu’en septembre 2022, Pap Ndiaye n’a rien caché de ses convictions lors d’un déplacement aux Etats-Unis, notamment dans la prestigieuse université de Washington. Son discours était apparu, à tort ou à raison, comme une critique de notre école publique laïque. J’avais trouvé cela assez déplacé.
L’assassinat de Samuel Paty en 2020 a marqué un tournant. Aux difficultés du métier d’enseignant s’ajoute la peur d’éventuelles représailles de la part de certaines communautés religieuses, ou la crainte d’être taxé d’islamophobe par des élèves voire des collègues…
N’oublions pas aussi les parents qui n’hésitent plus à monter au créneau dès qu’ils estiment que leur enfant est injustement évalué par ses professeurs. Une attitude consumériste qui ne cesse de gagner du terrain. Oui, bien sûr, depuis l’assassinat de Samuel Paty, on sait bien qu’un enseignant peut devenir une cible. Voilà pourquoi je suis convaincue que beaucoup préfèrent s’autocensurer, fermer les yeux ou se taire lorsqu’ils sont confrontés à certaines entorses à la laïcité. Ce qui peut se comprendre car être taxé d’islamophobe sur les réseaux sociaux peut coûter très cher. Pour ma génération, devenir professeur était un rêve. Un vrai rêve ! Aujourd’hui, on a du mal à trouver des volontaires, à tel point que l’on se met à organiser des speed datings pour recruter des gens qui n’ont jamais enseigné. Cela en dit long sur la perte d’attractivité du métier.
Le constat que vous dressez est sévère. Comment faire pour que l’école remonte enfin la pente ?
Il faudrait un courage formidable de la société tout entière, une conviction politique forte comme celle de Blanquer, des principes chevillés au corps, pour mener à bien ce combat intellectuel. Je parle bien de combat car le rôle de l’école est évidemment essentiel. Cela ne pourra se faire sans l’adhésion de toute la société. Hélas, je dois vous avouer que je suis assez pessimiste. Quand je vois qu’une bonne partie de la gauche se trouve embringuée dans cette longue dégringolade, se montre complice de tout cela en se croyant du bon côté de la barrière, cela me désole… J’ai l’impression, encore une fois, de faire partie d’un camp minoritaire et que les générations montantes s’attachent peu à peu à défaire ce trésor que nous avions entre les mains. J’espère vivement me tromper.