Né en Allemagne en 1923, débarqué en Palestine en 1939, installé aux États-Unis, cette légende de l’histoire de la musique était à lui seul un concentré du XXe siècle. Membre fondateur du Beaux Arts Trio, Il s’est éteint à 99 ans. Par Christian Merlin.
En mourant à sept mois de son centième anniversaire, le pianiste Menahem Pressler laisse un vide immense. Avec lui, ce n’est pas seulement une légende de l’histoire de la musique qui nous quitte, mais un destin artistique singulier doublé d’un véritable concentré de l’histoire du XXe siècle, de ses tragédies et de ses miracles. Lorsque nous avons eu le privilège de l’interviewer en octobre 2012, nous savions bien sûr qu’il était né en Allemagne, mais aussi qu’il l’avait quittée soixante-treize ans plus tôt et qu’il vivait aux États-Unis depuis soixante ans.
Aussi avions-nous pris toutes les précautions en lui demandant s’il voyait un inconvénient à réaliser l’entretien en allemand. «Au contraire», répondit-il, et nous fûmes sidéré de constater qu’il avait gardé sa langue d’enfance complètement intacte, comme s’il l’avait toujours parlée, ce qui, de fait, était le cas.
Une enfance en Allemagne
Pressler naît à Magdebourg, sur les rives de l’Elbe, dans l’est de l’Allemagne, le 16 décembre 1923, dans une famille juive de la moyenne bourgeoisie. Son père possède une boutique et un atelier de tissu florissants, l’avenir est souriant pour cette famille cultivée qui roule en Mercedes. La musique occupe une place centrale dans l’éducation des enfants, comme dans toute bonne famille allemande. Leur destin ne bascule pas d’un seul coup.
Après l’accession de Hitler au pouvoir, les Pressler restent encore six ans en Allemagne, persuadés que le nazisme ne durera pas. Ils changent d’avis lors du pogrom passé à la postérité sous le nom de Nuit de cristal, le 9 novembre 1938, et dont Menahem se souvenait très précisément, en particulier les bruits de vitres brisées et les cris. En 1939, faisant croire qu’il emmène sa famille en vacances au bord de l’Adriatique, son père parvient à leur faire prendre en Italie le dernier bateau pour la Palestine. Ses grands-parents, oncles, tantes, cousins et cousines ne font pas le même choix, continuant à croire que la démocratie n’allait pas tarder à être rétablie: ils sont tous exterminés dans les camps. Des plaques commémoratives le rappellent à Magdebourg.
Arrivé en Palestine sous mandat britannique, qui allait devenir en 1948 l’État d’Israël, Menahem, âgé de 16 ans, poursuit sa formation, plus persuadé que jamais que le piano est sa raison de vivre. Il se forme à Tel-Aviv, rencontre Leo Kestenberg, qui révolutionna l’éducation musicale sous la République de Weimar avant de contribuer à fonder l’Orchestre philharmonique d’Israël. En 1949, une annonce attire son attention: un concours Debussy a lieu à San Francisco. Et s’il se présentait? Au même moment, le pianiste français Paul Loyonnet est de passage en Israël et lui apprend tout ce qu’il ignore de cette musique si subtile. Il remporte un prix et les engagements pleuvent, notamment avec Eugene Ormandy et l’Orchestre de Philadelphie.
Fidèle à Israël
Il reste d’abord fidèle à Israël où il a rencontré sa femme, Sara, née en Palestine, et qui accepte d’apprendre l’allemand pour connaître la langue maternelle de son mari malgré les blessures encore toutes récentes. Ils sont mariés en 1949 par le rabbin Herzog, père du futur président d’Israël. Ils auront un fils et une fille, qui grandiront toutefois aux États-Unis où sa vie d’artiste se construit désormais. Là-bas, il étudie avec deux exilés européens qui sont à eux seuls comme une quintessence du monde d’hier chanté par Stefan Zweig. Né en 1881, Egon Petri est l’un des derniers élèves de Busoni, l’un des génies de la musique au tournant du siècle : il lui transmettra cette école de la décontraction du poignet, du legato, du naturel, loin de toute crispation et de tout grossissement du son devenus trop systématiques.
Né en 1892, Eduard Steuermann a créé le Pierrot lunaire de Schönberg, dont il était l’ami, et il lui apporte sa culture littéraire et philosophique, nullement incompatible avec l’engagement émotionnel. En 1955, Steuermann recommande Pressler pour un poste de professeur à l’université de Bloomington, Indiana, qu’il ne quittera plus! Il se partage dès lors entre ses trois vies: artiste, professeur et père de famille.
Cette même année 1955, décidément déterminante, alors qu’il est engagé pour une série de concerts Mozart, il envisage de compléter son cycle en solo par des œuvres de musique de chambre. Il lui faudrait un violoniste et un violoncelliste afin de former un trio pour sept concerts. Ils en donneront soixante-dix, puis cent trente par an… pendant cinquante-trois ans! C’est le Beaux Arts Trio, formation de légende qui fut le premier trio constitué à être mondialement célèbre – le Million Dollar Trio, avec Rubinstein, Heifetz et Piatigorsky n’était, lui, qu’une rencontre occasionnelle de trois solistes et non une formation permanente, ce qui change tout pour la musique de chambre.
Comme le souligne le critique musical Alain Lompech, «le legs discographique du Beaux Arts Trio est l’un des trésors du XXe siècle». Le premier à qui Pressler est présenté est un violoniste français d’origine russe, Daniel Guilet (francisation de Guilevitch), qui a connu Ravel et joué avec le Quatuor Calvet, avant de fuir le régime de Vichy grâce à l’aide de Robert Casadesus, et de s’installer à New York. Puis c’est la rencontre avec le violoncelliste Bernard Greenhouse, un New-Yorkais élève de Pablo Casals. Trois personnalités, trois styles, trois sons, qui pourtant vont chanter d’une seule voix, attentifs comme peu d’autres à l’équilibre entre les trois instruments et à la recherche d’une couleur commune: la responsabilité du pianiste, clé de voûte du dispositif.
Un monde sonore et poétique
Lorsque Pressler commence à parler trio à des organisateurs, on lui répond immanquablement que c’était invendable et que le trio avec piano n’est pas de la vraie musique de chambre, tout au plus un concerto pour piano du pauvre, ou deux solistes à cordes accompagnés par un pauvre piano. Ils prouveront tout le contraire en construisant un monument à la gloire de Haydn, Beethoven, Schubert, Schumann, Brahms, Dvorak, Ravel. Isidore Cohen succède à Guilet en 1968, Peter Wiley à Greenhouse en 1987, suivront encore trois autres violonistes (Ida Kavafian, Yung Uck Kim et Daniel Hope), et un autre violoncelliste (Antonio Meneses).
Seul le pianiste n’a jamais changé! Pressler était toujours là, âme et pilier du Beaux Arts Trio. Capable de reprendre le violoniste Daniel Hope, cinquante ans de moins que lui, en lui disant: «Tu joues comme un vieux.» Car c’est là un de ses secrets: Pressler a toujours gardé une fraîcheur et une jeunesse intactes en abordant des partitions connues par cœur à l’endroit et à l’envers. Et comme le souligne le violoniste Leonidas Kavakos, «quand il est là, tout le monde joue mieux».
Lorsque Daniel Hope quitte le Trio en 2008 pour se consacrer à sa carrière de soliste, Pressler, alors âgé de 85 ans, décide de le dissoudre. C’est là, alors qu’on le pensait retraité, que commence un nouveau chapitre dans sa vie, peut-être le plus intense et émouvant. Lui qui avait voué sa vie à la musique de chambre est engagé pour deux récitals en soliste, à Verbier et à la Cité de la musique à Paris. Le triomphe est indescriptible. On découvre un musicien qui fait parler et chanter le piano, nous transportant dans un monde sonore et poétique dont on croyait qu’il n’existait que dans les livres d’histoire et les enregistrements d’archives. Ce son doux, boisé et fruité, d’une délicatesse infinie et pourtant projeté loin: c’est le monde d’hier rendu vivant, le clavier transformé en voix humaine.
Une énergie inépuisable
Et voilà qu’à l’approche de sa dixième décennie s’ouvre pour lui une seconde carrière. Le Philharmonique de Berlin lui fait faire ses débuts en 2014 puis le réinvite pour son concert de la Saint-Sylvestre, retransmis dans le monde entier. Paavo Järvi l’invite à l’Orchestre de Paris, le producteur Pierre-Martin Juban lui fait enregistrer des disques et le filme en concert. Certes pas dans la virtuosité de Liszt ou Rachmaninov, mais dans la quintessence: Mozart, Schubert, là où l’on ne peut tricher par l’esbroufe, là où seule compte l’âme. «Il y a eu quarante secondes de silence après mon concert Schubert à Verbier l’été dernier. Ce que je vis actuellement donne à tout mon travail une raison d’être», nous a-t-il dit à l’époque. Et pas question de le ménager une fois arrivé au grand âge: les membres du Quatuor Ébène se rappellent s’être fatigués avant lui lorsqu’il répéta de 8 h 30 à 19 h 30 pour le concert de ses 90 ans, avec juste une toute petite pause à midi…
Il aura eu trois patries: l’Allemagne, qui a imprégné sa culture musicale, littéraire, linguistique, culinaire, et lui réattribuera officiellement sa nationalité en 2012 ; Israël, qui lui a sauvé la vie et l’a éduqué, lui donnant «un sentiment de sécurité et la foi en l’humanité», et les États-Unis où il a passé sa vie, où ses enfants sont nés et où il a transmis son art sans relâche, ne se lassant pas de réinterroger les mêmes textes pour en tirer la substance. Car ce petit homme à l’énergie inépuisable, qui répétait volontiers avoir toujours eu de la chance, avait beau être bienveillant et chaleureux dans la conversation, il était impitoyable dans son exigence de quête de la beauté et de la vérité.
On a demandé à Pressler le secret de sa sonorité. Il nous a répondu qu’il faudrait quatre ans de leçons avec lui. C’est faux: son secret, c’était une vie entière, et si l’on peut enseigner comment faire sonner un accord ou construire une phrase musicale, aucune pédagogie ne peut transmettre un tel vécu. Il vient de l’emporter avec lui.