Ce soir, tout est calme et le moine copiste peut commencer à travailler. Il s’étire avant de procéder. Ses membres lui font mal. Le travail du scribe est une corvée qui voûte le dos, tord l’estomac et comprime les côtes.
Après avoir fait la prière dans la petite chapelle du monastère, le moine se dirige à petit pas vers le scriptorium. À la lumière d’une lampe à huile, il travaille nuit et jour sans relâche. Il écrit – dans l’urgence, dans la peur, dans la nécessité. La difficulté de son existence est aussi vaste que le désert dans lequel il réside. Le monastère fondé au Vème siècle par Sabas à flanc de colline, à la manière cappadocienne, dans le désert de Judée, non loin de Jérusalem, attire les brigands de passage. Plusieurs fois par an, ils viennent piller la laure de Saint-Sabas et y semer la terreur. À leur approche, tout le monde se cache pour ne pas être massacré, comme cela est déjà arrivé. Dans les caves, les ossements des suppliciés en témoignent. Mais les moines qui depuis deux siècles y résident n’ont jamais abandonné ce lieu de culte où ils trouvent leur salut et sauvent les âmes. Sabas y est révéré comme un saint homme. On dit de lui qu’il avait la grâce de participer au Saint-Esprit, illuminé par la lumière divine, qui lui a donné la clairvoyance de soigner les pauvres, et l’habileté de faire des miracles, manifestations de la puissance divine. On dit qu’il a réussi à dompter un lion, qu’il pouvait sortir les démons et qu’il avait le don de la prophétie. La date de sa mort, le 5 décembre, est consignée dans le calendrier des saints.
Ce soir, tout est calme et le moine copiste peut commencer à travailler. Il s’étire avant de procéder. Ses membres lui font mal. Le travail du scribe est une corvée qui voûte le dos, tord l’estomac et comprime les côtes. Sous le soleil, sa peau tannée s’est creusée de profonds sillons, ses mains calleuses sont si sèches qu’elles le heurtent. Mais le défi physique comme le combat spirituel ne font que raffermir son corps et décupler la force son esprit.
Sur le pupitre devant lui se trouve le codex. Il s’attache à sa mission de copiste, en se livrant au travail préalable, nécessaire et ardu : effacer le texte original afin de pouvoir réécrire par-dessus. Assis sur une chaise inconfortable, il prend le couteau, et commence à gratter le manuscrit pour en faire disparaître l’encre. Il nettoie les pages à l’acide, les frotte à la pierre ponce. Puis il démantèle les folios, les tourne et les plie en deux, pour obtenir un objet plus petit, plus maniable que le grand volume. Entre deux cahiers, il insère d’autres parchemins vierges, dont le manuscrit original forme le squelette. Puis il le fait pivoter, afin de pouvoir écrire à angle droit par rapport aux textes précédents, et que l’écriture se détache sans se superposer à la précédente. Avant de copier, il est nécessaire d’effacer : un codex est trop cher et trop coûteux à élaborer, plus de trente bêtes, des moutons, pour un livre. Il est plus simple d’en prendre un déjà écrit et d’en effacer l’écriture.
Il se penche sur le manuscrit : les anciennes lettres tracées à la plume peuvent encore se deviner par transparence, la gravure de leur empreinte perdure. Alors il plonge sa plume dans l’encrier rempli d’encre noire. Il inscrit la date : le 14 avril 738, veille d’un dimanche de Pâques : le jour où les fidèles font des dons aux institutions religieuses pour le salut de leur âme. Avec sa lame aiguisée, il trace des lignes sur les petits trous percés au bord des folios.
Et peu à peu, il le fait. Il recouvre le traité d’une bénédiction pour la Pâque, d’une prière sur le repentir, puis d’une prière pour le mariage, et encore plus loin, une prière dite lors de la fondation d’une église. Désormais on ne voit plus rien du texte qui était inscrit. Seules apparaissent les prières rituelles.
Lorsqu’il achève son œuvre, il est très tard dans la nuit. Il a encore en tête les paroles de paix et d’espoir qu’il vient de graver sur le parchemin. Peu à peu elles deviennent réelles. Et il oublie ce qu’il a lu avant, le texte étrange qu’il a effacé. Il connaît le grec et il l’a déchiffré sans problème. Ce texte était signé par un certain Aristarque de Samos. Quand l’a-t-il écrit ? Quel moine l’a recopié ? Il n’en sait rien. Le savant grec avançait l’idée que la Terre tournait sur elle-même autour de son axe ; et qu’elle décrivait une orbite circulaire autour du Soleil. En somme, il défendait l’idée que la Terre tourne deux fois : sur elle-même et autour du Soleil. Il sourit de ces billevesées, satisfait de les avoir grattées et d’y avoir inscrit la vérité simple d’une prière à laquelle tout le monde croit. Il sort de la laure, observe le ciel rempli d’étoiles, la Lune est pleine ce soir, bien en place, au-dessus de la Terre, qui est fixe, à n’en pas douter. Demain, il y aura du soleil et la lumière de Dieu le guidera. Il reprendra sa tâche. Il a encore vingt autres manuscrits à effacer.
Eliette Abécassis