Dans son dernier essai, l’historien et chercheur émérite Michel Dreyfus dresse une analyse saisissante de la notion d’antisémitisme chez Hannah Arendt. Le mépris pour la science historique qu’elle hérite d’Heidegger nuit à ses analyses sur le judaïsme en Europe, affirme-t-il.
Michel Dreyfus est historien et directeur de recherche émérite au CNRS. Il est l’auteur de nombreux livres tels que Le Siècle des communismes (Seuil, 2004) ou L’Antisémitisme à gauche. Histoire d’un paradoxe, 1830-2009 (La Découverte, 2009). Son dernier livre Hannah Arendt et la question juive: Pour une relecture, est paru aux éditions PUF – Questions républicaines en avril 2023 (256p., 19€).
FIGAROVOX. – Vous entreprenez dans votre livre une relecture de Sur l’antisémitisme , le premier volume de la trilogie d’Hannah Arendt, Les Origines du totalitarisme . Pourquoi avez-vous jugé cette relecture nécessaire ?
DREYFUS Michel. – J’ai entrepris cette démarche car ce livre n’a jamais fait l’objet d’une étude historique. Bien qu’elle soit philosophe, Hannah Arendt s’aventure sur les terrains de l’histoire. Je n’interviens pas ici en tant que philosophe mais comme historien. Or Sur l’antisémitisme comporte un grand nombre d’affirmations historiques complètement fausses.
Vous critiquez le manque de fondements historiques dans les analyses d’Hannah Arendt sur l’antisémitisme. Était-ce volontaire ou fortuit ? N’a-t-elle pas voulu privilégier une approche philosophique ?
Lorsque l’on étudie des phénomènes historiques, que l’on soit historien ou philosophe, il faut respecter un certain nombre de règles. Or Hannah Arendt ne le fait pas. J’ai essayé d’en comprendre la raison en partant de ce qu’elle pouvait savoir quand elle a écrit Sur l’antisémitisme à la fin des années 1940. Elle n’a pas reçu la formation nécessaire, son maître Heidegger ayant lui-même un certain mépris pour l’histoire. Elle part d’idées préconçues qu’elle ne cherche jamais à confronter avec les travaux dont elle pouvait alors disposer. De plus, en analysant les sources qu’elle a utilisées, j’ai relevé de nombreux auteurs antisémites, d’extrême-droites et nazis. Je suis étonné que personne ne l’ait remarqué.
En 1942, elle a écrit un article sur l’affaire Dreyfus qu’elle considérait comme une répétition générale du nazisme. Cette analyse était complètement erronée, mais elle pouvait néanmoins se comprendre car Hannah Arendt n’avait pas encore connaissance du génocide. Cependant, ce qui est incompréhensible, c’est qu’elle reprenne cet article en 1948 dans Sur l’antisémitisme, sans le corriger, alors que le génocide est connu. Force est de constater qu’Hannah Arendt ne se remet jamais en question.
D’où vient sa vision très particulière de l’antisémitisme ? La doit-elle à ses influences intellectuelles, telles que Max Weber et Heidegger ?
Tout d’abord, elle défend dans Sur l’antisémitisme l’idée que les juifs seraient responsables de leur malheur, je suis évidemment en désaccord sur ce point. Outre Heidegger, Hannah Arendt a été influencée par le militant sioniste Kurt Blumenfeld, très critique à l’égard du processus d’assimilation des juifs en Europe, notamment en France, à partir du début du XIXe siècle. En réaction à ce mouvement d’assimilation est né le mouvement sioniste à la fin du XIXe siècle, au moment de l’affaire Dreyfus.
Hannah Arendt considère avec mépris l’histoire des juifs assimilés et s’intéresse essentiellement au mouvement sioniste sur la base d’une lecture très réductrice. On comprend mieux ses positions étonnantes sur l’antisémitisme, alors qu’elle-même était juive et qu’elle a dû fuir l’Allemagne en 1933 après avoir combattu le nazisme. Sa conception de l’antisémitisme s’explique en partie par son intérêt pour le sionisme, du milieu des années 1920 jusqu’à la fin de la Seconde Guerre mondiale. Hannah Arendt est très sévère à l’égard des juifs assimilés.
Vous vous opposez à l’idée d’Hannah Arendt, selon laquelle il n’y a pas de continuité entre l’antijudaïsme chrétien et l’antisémitisme du XXe siècle. Pourquoi ?
Je pense au contraire qu’il y a une continuité entre les deux. Apparu à la fin du XIXe siècle, l’antisémitisme s’est construit sur l’antijudaïsme, qui existait dans toute l’Europe depuis le Moyen-Âge. Mais Hannah Arendt minimise cet antijudaïsme en suivant notamment les idées de l’historien juif Salo W. Baron, un spécialiste de l’histoire juive qu’elle rencontre aux États-Unis en 1941.
Une dizaine d’années plus tôt à rebours des autres historiens, cet historien a développé l’idée selon laquelle la période allant du Moyen-Âge à la Révolution était heureuse pour les juifs, et que l’ère des malheurs a commencé avec l’assimilation. Hannah Arendt a découvert cette idée, l’a reprise et l’a approfondie Mais alors que Salo W. Baron finira par revenir sur sa conception, elle ne la remettra jamais en question et considérera toujours l’assimilation comme une catastrophe.
Vous écrivez dans votre livre que la philosophe a exagéré la figure du «juif de cours». Qu’entendez-vous par là ?
Hannah Arendt écrit dans Sur l’antisémitisme que les juifs avaient la haute main dans toutes les cours d’Europe. Or, il n’y a eu que quelques juifs de cours en Allemagne après la guerre de Trente ans, encore moins en Autriche, et pratiquement aucun en Italie, en Grande-Bretagne et en France. Cette généralisation est donc abusive, tout comme le portrait fait des Rothschild, maîtres de l’Europe au XIXe siècle selon elle. Hannah Arendt ne s’interroge jamais sur ce poncif antisémite.
On peut également lui reprocher d’arrêter son livre à l’affaire Dreyfus. À peu près rien n’est dit sur la Première Guerre mondiale, sur l’Allemagne des années 1920/1930 et sur la montée du nazisme. Ces évènements sont pourtant essentiels dans l’histoire de l’antisémitisme. En France, l’antisémitisme a été très puissant lors de l’affaire Dreyfus, décroîtra jusqu’aux années 1920 et repartira très fortement dans la décennie suivante. En Allemagne les choses se passent autrement. Il se développe un mouvement antisémite important à la fin du XIXe siècle, en symbiose avec les idées racistes et völkische. Mais à la différence de la France, ce mouvement va se renforcer pendant la Grande guerre, puis dans les décennies suivantes, ce qui explique en partie l’avènement de Hitler. Hannah Arendt est muette sur cette histoire qui a fait pourtant l’objet de nombreux travaux en Allemagne de 1945 à 1948 au moment où elle écrivait son livre, elle ignore tous ces travaux.
Pourquoi avoir consacré un chapitre à la notion de «totalitarisme» dans un livre sur l’antisémitisme ?
Sur l’antisémitisme est la première partie des Origines du totalitarisme. Hannah Arendt inscrit sa vision de l’antisémitisme dans une conception plus générale du totalitarisme. Il me semblait nécessaire de montrer que la conception du totalitarisme qu’elle défend est tout aussi discutable. S’il est légitime de relever les ressemblances entre l’Italie fasciste, la Russie stalinienne et l’Allemagne hitlérienne, il faut aussi pointer leurs très nombreuses différences, ce qu’elle ne fait jamais.
Pourquoi êtes-vous en désaccord avec la philosophe sur l’affaire Dreyfus ?
J’ai relevé ses nombreuses erreurs factuelles et d’interprétation sur l’affaire Dreyfus. Elle aurait pu les éviter dans Sur l’antisémitisme, en utilisant les ouvrages sur l’affaire Dreyfus publiés auparavant. Elle déforme totalement les propos de Joseph Reinach, l’historien de référence sur l’affaire, en le décrivant comme un admirateur des mouvements antisémites. Foncièrement hostile aux juifs, son tableau fourmille d’erreurs que plus personne n’oserait répéter aujourd’hui.
Par Pierre-alexis Michau