La dérive autoritaire du président Kaïs Saïed fait reculer la liberté d’informer, acquis incontestable de la révolution de 2011. Au classement mondial de RSF, publié ce mercredi, la Tunisie a perdu près de cinquante places en deux ans.
En chute libre. La Tunisie dégringole au 121e rang sur 180 au classement mondial de la liberté de la presse de Reporters sans frontières (RSF), publié ce mercredi. Le pays a perdu 48 places en deux ans. Pour l’ONG, cet effondrement confirme la «dérive autoritaire» du président Kaïs Saïed, entamée le 25 juillet 2021 avec la suspension des travaux du Parlement. RSF dénonce les attaques contre les «acquis de la liberté de la presse arrachés après la révolution de 2011».
«Contraindre à l’autocensure»
Les chiffres témoignent de l’ampleur de la répression. 257 journalistes ont été agressés entre mai 2022 et avril 2023, et 17 sont actuellement poursuivis en dehors du cadre du droit de la presse, selon le Syndicat national des journalistes tunisiens (SNJT). Publié en septembre, le décret-loi présidentiel 54 est l’arme favorite du pouvoir. Le texte prévoit jusqu’à dix ans de prison pour diffusion de «fausses nouvelles».
La ministre de la Justice a ainsi saisi le parquet contre Nizar Bahloul, fondateur du média en ligne modéré Business News, coupable d’un éditorial critique envers le bilan de la cheffe du gouvernement, Najla Bouden. Quant au ministre des Affaires religieuses, il veut la tête de Monia Arfaoui et Mohamed Boughalleb, deux journalistes qui ont eu l’outrage d’enquêter sur des soupçons de corruption et d’abus de pouvoir le visant.
«Il n’est plus possible de continuer dans ce pays, où tout mot que vous prononcez amène une interpellation», a dénoncé Mohamed Boughalleb, avant une nouvelle convocation mardi par la police, s’alarmant que le journalisme soit devenu un crime. Entendue elle aussi à plusieurs reprises par la police ces dernières semaines, Monia Arfaoui a été inculpée pour diffamation. Face à ces tentatives du «pouvoir tunisien» de «restreindre la liberté d’expression et de contraindre les journalistes à l’autocensure», le représentant de RSF en Afrique du Nord, Khaled Drareni, avait dénoncé fin mars une «régression inacceptable» et exhorté le président Kaïs Saïed à «ne pas laisser replonger le pays dans la période noire de Ben Ali».
«Décision arbitraire»
Le patron de la première radio privée, Noureddine Boutar risque, lui, la peine de mort pour «complot contre la sûreté de l’Etat». Selon ses avocats, l’un des griefs est la parole, trop large, donnée à l’opposition sur les ondes de Mosaïque FM. «Tant que nous ne sommes pas interdits, on continue à tendre le micro à tous, pour Noureddine Boutar et pour la liberté d’expression», martèle Boubaker Ben Akacha, le directeur de la rédaction.
Au quotidien, les journalistes se heurtent à des méthodes de censure d’avant la révolution. Une ancienne circulaire, qui interdit aux fonctionnaires de parler sans l’accord du ministre de tutelle, est invoquée pour décliner les interviews. Les employés des médias publics n’ont pas le droit de critiquer la ligne éditoriale. Au Parlement, les journalistes ne peuvent suivre les débats que depuis la tribune. Impossible d’interpeller les députés à leur sortie de l’hémicycle.
Les partisans du Président rétorquent que la liberté d’expression, notamment des correspondants étrangers, perdure. Vendredi, au Salon international du livre de Tunis, Kaïs Saïed incitait ainsi les Tunisiens à «libérer la pensée». Sauf que quarante-cinq minutes plus tard, le stand de l’éditeur Dar el-Kitab fermait. En cause, le Frankenstein tunisien, ouvrage politique de Kamel Riahi, dont la couverture caricature Kaïs Saïed. Le lendemain, c’est au tour de l’essai de Nizar Bahloul, Kaïs 1er, président d’un bateau ivre, d’être retiré.
Dans le week-end, l’espace Dar el-Kitab a rouvert. Son patron, Habib Zoghbi, qui avait dénoncé une «décision arbitraire», a invoqué cette fois un simple malentendu administratif. Dans la foulée, la direction de la librairie al-Kitab (aucun lien avec l’éditeur), ayant pignon sur rue dans le pays, s’était offusquée de la venue de policiers demandant les coordonnées des acheteurs du Frankenstein tunisien. Kaïs Saïed a fait mardi un saut à l’improviste dans le magasin phare de l’enseigne en se faisant filmer de manière complaisante par son équipe de communication, l’ouvrage de Kamal Riahi entre les mains.
Un coup médiatique qui ne calme pas la colère : «La levée de la censure sur les livres a été l’une des premières mesures de la révolution. On vit le retour de l’arbitraire sous couvert de règles administratives qui ne trompent personne», s’emporte Thameur Mekki, rédacteur en chef du média très critique Nawaat, dont le stand au salon, qui se poursuit jusqu’à dimanche, a lui été officieusement visité par des policiers. Un avertissement.
par Mathieu Galtier