Dans « Varlam », l’essayiste et documentariste Michaël Prazan retrace avec puissance et émotion l’histoire du système concentrationnaire soviétique.
Le tragique est son métier. Depuis plus de vingt ans, Michaël Prazan se consacre à l’étude des idéologies meurtrières du XXe siècle. Étrangement, l’écrivain, journaliste, documentariste et ancien professeur de français, dont la carrière a commencé par une histoire de la très sanglante Armée rouge japonaise (Les Fanatiques, Seuil, 2002), s’est poursuivie avec une thèse intitulée L’Écriture génocidaire : l’antisémitisme en style et en discours (Calmann-Lévy, 2005) et s’est confirmée par une exploration de l’islamisme (Frères musulmans. Enquête sur la dernière idéologie totalitaire, Grasset, 2014), a mis du temps avant de s’attaquer au goulag. Il a même « traîné des pieds », comme il le confesse, rebuté par le rapprochement entre communisme et nazisme qu’avaient pu notamment porter Alexandre Soljenitsyne ou Imre Kertész. Ce qui l’a décidé à franchir le pas ? Des années à s’entendre dire « tu ne peux pas travailler comme ça sur la Shoah et laisser de côté le goulag » par son amie Asia Kovrigina, spécialiste de l’histoire et de la culture soviétiques et dont l’histoire familiale, comme tant d’autres dès qu’on penche un peu vers l’Est, est au carrefour des terreurs rouges et brunes. Jusqu’au jour où l’insistance de la jeune femme s’était muée en sommation : lire Varlam Chalamov, l’autre grand nom de la littérature concentrationnaire russe. En refermant ses Récits de la Kolyma, le petit-fils d’Avram et d’Estera Prazan, déportés et morts à Auschwitz, et fils de Bernard Prazan, enfant caché et sauvé à 7 ans par la résistante Thérèse Léopold (destins racontés dans La Passeuse, Grasset, 2017) sent qu’un « verrou a sauté ». Il en naîtra le documentaire Goulag(s), coécrit avec Kovrigina, diffusé pour la première fois sur France 2 en 2019 et Varlam, publié ce printemps chez Rivages, à la veille du 70e anniversaire de la mort de Staline. Un récit d’une rare force picturale mêlant la terrible histoire du système concentrationnaire soviétique à un journal intime, épatant d’émotion, centré sur l’adoption d’un animal trouvé à demi mort, les oreilles rongées par le gel, au bord de la « route des ossements ». Un petit chat tigré vite baptisé Varlam, en hommage à celui qui a été l’instigateur du périple de Prazan dans le cercle polaire, sur les traces des zeks et de leurs bourreaux, et grâce auquel l’animal allait avoir la vie sauve en rentrant inopinément dans la sienne.
Ce livre, et le documentaire dont il constitue les carnets de voyage, Prazan les qualifie de « bataille contre le temps et l’espace ». Contre l’oubli d’une tragédie qui, tout en étant aujourd’hui documentée, enseignée, soulignée, peine toujours à adhérer à notre mémoire collective. À y constituer une référence, une balise, une mise en garde. Sans qu’il y ait pour autant de raison de battre sa coulpe. Pour Prazan, le mouvement est aussi naturel que la tendance est universelle. « L’histoire qui nous intéresse est celle qui nous a impactés », justifie-t-il. Et celle du goulag « est une histoire qui est loin de nous, à la fois géographiquement, et aussi qui s’éloigne de nous temporellement. Ma génération [l’auteur est né en 1970] a connu la guerre froide, les transfuges, les samizdats, et j’ai vécu cette disparition mémorielle ». C’est d’ailleurs ce qui rend l’entreprise si nécessaire. « Je peux d’autant mieux comprendre la pression qu’Asia a exercée sur moi. Il y avait quelque chose à ramener. Et pas seulement pour nous, Européens, mais aussi pour les Russes qui, pour beaucoup, et notamment dans les plus jeunes générations, ne connaissent même pas le mot “goulag”. C’est une chape de plomb qui s’est véritablement abattue sur cette époque. »
Déportations d’enfants
La citation de Chalamov, en exergue de Varlam, ne dit pas autre chose : « Les documents de notre passé sont anéantis, les miradors abattus, les baraques rasées de la surface de la terre, le fil de fer barbelé rouillé a été enroulé et transporté ailleurs. Sur les décombres de la Serpentine fleurit l’épilobe, fleur des incendies et de l’oubli, ennemie des archives et de la mémoire humaine. » Des mots vieux de plus d’un demi-siècle que l’ONG Mémorial, fondée durant la perestroïka par le dissident et Prix Nobel de la paix Andreï Sakharov, s’acharne à faire mentir en maintenant saillante la trace des crimes soviétiques. L’une de ses représentantes actuelles, l’historienne et documentaliste Masha Chilova, est au cœur de Varlam. Guide de Kovrigina et de Prazan, elle explique que le premier objectif de Mémorial, hier comme aujourd’hui, vise la « préservation de la mémoire des victimes » par un « travail de recherches historiques et de conservation des faits, qui comprend la création de centres d’archives, et la constitution de collections muséales ». Et aussi comment, « en étudiant les erreurs du passé, Mémorial s’est donné pour mission d’éviter leur répétition. Il ne s’agit donc pas seulement d’un travail historique, mais aussi de prévenir tout retour au totalitarisme. Nous croyons à la démocratie, à l’État de droit, à un cadre législatif qui respecte la dignité humaine et la vie ». Dans Goulag(s), la jeune femme frêle à qui l’on donne largement moins que ses 24 ans, confirme que « pour fonder un État démocratique, qui respecte les droits de l’homme dans son cadre législatif, qui respecte la dignité humaine et la vie en général, il est nécessaire de reconnaître et de révéler la vérité sur notre passé ». Sans surprise, Mémorial aura été la bête noire de Poutine et sa dissolution, décidée par la Cour suprême russe le 28 décembre 2021 au motif que l’association avait créé une « image mensongère de l’URSS en tant qu’État terroriste », a signé la disparition, écrit Prazan, du « dernier avatar d’une Russie potentiellement démocratique. »De fait, comme le donne à voir Varlam, les crimes soviétiques apportent un démenti manifeste au « narratif » poutinien hissant la Russie au rang de grande dénazificatrice de l’Europe d’hier – pour l’envoyer terminer ce boulot en Ukraine aujourd’hui. Car si Allemagne nazie et Russie stalinienne étaient bâties sur deux idéologies ennemies (du moins, une fois rompu le pacte Molotov-Ribbentrop), leurs méthodes frappent par leur gémellité. À ceux qui croient que le goulag, contrairement aux camps de la mort nazis, épargnait les enfants, Prazan rappelle la loi du 7 avril 1935 supprimant les tribunaux pour mineurs et permettant ainsi de les juger et de les condamner aux mêmes peines que celles encourues par les adultes. « C’est ainsi que des contingents d’enfants ont été expédiés dans les camps de Sibérie. Ce fut le cas d’Iraïda Nikolaevna Emelianovna », envoyée à 10 ans dans le camp de Malinovka, dans l’actuel Kazakhstan, pour avoir ramassé dix patates dans un champ. À sa première peine de six ans viendront s’en ajouter six autres pour avoir mis le feu, sans doute de manière accidentelle, à un baraquement. Elle recouvrera la liberté à 22 ans et mènera une vie d’aide-soignante, comme Chalamov, non loin du bagne.
Au cœur des Grandes Purges staliniennes – « Sur un mot, une plaisanterie, une dénonciation arbitraire, ou tout simplement pour remplir les quotas d’exécutions réclamés par le Politburo, la police politique peut débarquer chez vous au milieu de la nuit, vous arrêter, vous expédier dans une cellule de la Loubianka, avant de vous conduire par camion dans un “polygone” (champ de tir) du NKVD où vous serez fusillé par un peloton d’exécution » – il était aussi courant qu’on véhicule les prisonniers « après la séance de torture » dans « des camions maquillés avec le sigle d’une boulangerie pour pouvoir traverser la capitale sans être remarqués. Au bout d’une heure de transport, quand on les faisait descendre du camion, ils étaient inconscients ou à moitié morts. Ces camions préfigurent ceux de la SS sur le front de l’Est, à peine trois ans plus tard ». Comme le détaille le père Artemi de l’église de Boutovo, une isba en rondins construite près d’un de ces « polygones », le « pot d’échappement était dirigé vers l’intérieur, pour asphyxier les condamnés à mort qui, ainsi, étaient dans l’incapacité de se révolter. […] Ensuite ils étaient conduits vers la fosse. Les soldats tiraient avec leur fusil dans la nuque des prisonniers, qui basculaient dans la fosse. […] La pelleteuse y entrait directement. C’étaient des quantités industrielles. »
Ne plus être hémiplégiques
Et le père Artemi de compléter sa description par ce qui, pour le coup, traduit une qualité réellement propre au communisme. Cette étrange capacité de l’idéologie marxiste, confinant au pouvoir magique, à toujours susciter l’adhésion malgré l’évidence de sa nocivité. « La plupart des victimes étaient sincèrement communistes. Ces hommes étaient demeurés fidèles à Staline, si bien que, quand les exécutions ont commencé, ils criaient, face aux soldats : “Vive le camarade Staline ! Vive le PCUS !” Les tireurs étaient complètement décontenancés ! Ils hésitaient à leur tirer dessus. Ils ne savaient pas comment exécuter ces gens qui avaient tout l’air d’être des camarades. C’est pour ça que de telles mesures ont été prises, afin que les prisonniers ne se rendent pas compte de ce qui leur arrivait. »
Le 10 avril 2005, à Weimar, à l’occasion du 60e anniversaire de la libération du camp de concentration de Buchenwald, Jorge Semprun faisait valoir la nécessité d’une reconnaissance de la mémoire des crimes communistes en Europe et d’un partage des cultures mémorielles. Dans son plaidoyer, l’écrivain espagnol et francophone, rescapé du franquisme et du nazisme, et figure, lui aussi, de la littérature concentrationnaire, se projetait dix ans plus tard. En 2015, quand il n’y allait plus avoir « de souvenir immédiat, plus de témoignage direct, plus de mémoire vivante », quand « l’expérience de cette mort aura pris fin ». Mais aussi une époque, comme le souhaitait Semprun, où « l’expérience du goulag sera intégrée dans notre mémoire européenne collective. Nous espérons qu’à côté des livres de Primo Levi, Imre Kertész ou David Rousset, les Récits de la Kolyma, de Varlam Chalamov, seront également mis en avant. Ce qui voudra dire, d’une part, que nous ne serons plus hémiplégiques et, de l’autre, que la Russie aura fait un pas décisif sur la voie de la démocratisation ». Sur la deuxième partie de son rêve, on sait tous les progrès, et même toute l’inversion du retour en arrière qu’il nous faut encore attendre. Mais sur la première, Semprun pourrait être heureux de voir Michaël Prazan faire œuvre, obstinément, de remède à la paralysie.
Varlam, de Michaël Prazan (Rivages, 272 p., 21 €).