La réédition de romans, carnets et correspondance de l’auteur ukrainien par Calmann-Lévy permet de mesurer l’évolution du romancier et journaliste.
Vassili Grossman est un écrivain et un journaliste passionnant et remarquable de par sa capacité de description et d’analyse du présent. Né en 1905 à Berdytchiv (oblast de Jytomyr, en Ukraine) dans une famille juive de l’intelligentsia, d’un père ingénieur et militant bundiste et d’une mère professeure de français, il suit d’abord des études scientifiques. Puis il devient journaliste, tout en continuant à travailler comme ingénieur en Ukraine.
Après des problèmes de santé, il se lance dans l’écriture et publie plusieurs livres à la gloire du régime. Devenu correspondant de guerre en 1941, il participe à l’exaltation de la résistance des Soviétiques face à l’invasion nazie. Il est également parmi les premiers reporters et auteurs à décrire l’extermination des juifs.
Il poursuit son œuvre jusqu’au jour où il est happé par l’antisémitisme stalinien lors de la purge du Comité antifasciste juif, puis du «complot des blouses blanches». Ses livres commencent alors à être censurés. Il doit certainement sa survie à la mort de Staline en 1953. Avec l’arrivée de Nikita Khrouchtchev au pouvoir, il se remet à l’écriture sans penser que le «dégel» ne permet, malgré tout, pas de tout écrire. En disgrâce, il ne peut publier ses ouvrages et meurt en 1964.
«Carnets de guerre», «Souvenirs et correspondance», l’horreur en face
La réédition de ses œuvres, de ses souvenirs et des extraits de sa correspondance permettent de mesurer son évolution. Les textes des années 1930 et 1940 justifient tout et ne s’inquiètent de rien, la Terreur est légitime.
Il est cependant rattrapé par la machine infernale quand son épouse, Olga Guber, est arrêtée. Il intervient en adoptant les deux fils de sa femme pour leur éviter l’orphelinat pour enfants d’«ennemis du peuple» et, surtout, en écrivant à tous les cadres du régime.
Les hasards de la Terreur font que son épouse est relâchée, Vassili Grossman soutenant officiellement les purges en tant qu’écrivain. Si doutes il y a eu, la guerre favorise un retour de la croyance dans le régime soviétique. Vassili Grossman redevient un stalinien convaincu, remplissant sans sourciller les missions qui lui sont confiées.
Envoyé comme journaliste pour couvrir la Seconde Guerre mondiale, il est à Stalingrad, puis en Ukraine. Il y découvre l’extermination des juifs avec la Shoah par balles, puis par les camps d’extermination, et publie en 1944 deux reportages sur ceux de Treblinka et Majdanek, en Pologne. Ses carnets de guerre sont à cet égard à la fois terrifiants et passionnants pour le travail de journaliste et la capacité de Vassili Grossman à percevoir puis à décrire les faits. Ses textes servent de base à une partie des actes d’accusation du procès de Nuremberg.
Il participe aussi, à la demande du régime, au Livre noir sur l’extermination des juifs –l’ouvrage est finalement censuré, Staline commençant à instrumentaliser l’antisémitisme pour justifier la nouvelle purge qu’il prépare contre son ancienne garde rapprochée.
«Pour une juste cause» et «Vie et destin», la mort de l’idéologie
À la plume du journaliste se mêlent les facultés narratives de l’écrivain. D’abord publié sous la forme d’un feuilleton dans la revue littéraire Novy Mir, son roman Pour une juste cause retrace la Grande Guerre patriotique (juin 1941-mai 1945) à travers une famille, les Chapochnikov, qui vit à côté de la ville de Stalingrad. L’attaque allemande de l’automne 1942 entraîne le foyer dans le conflit: les uns sont mobilisés, les autres doivent être évacués.
Vassili Grossman décrit la bataille de Stalingrad et les neuf mois de combats intenses, en alternance avec d’autres aspects: la vie de famille, le quotidien et parfois l’exaltation des réalisations du régime. L’inspiration du livre provient des classiques de la littérature russe, de Tolstoï à Dostoïevski.
Mais une rupture s’est opérée quand il soumet son récit à la censure –le Glavlit, tant redouté des écrivains russes. Il est rejeté, humilié, certains de ses chapitres, notamment ceux concernant le héros juif du livre, sont interdits. Après de multiples atermoiements, l’ouvrage paraît et rencontre le succès. Mais la croyance de Vassili Grossman dans le régime est définitivement ébranlée.
La deuxième partie de ce récit, Vie et destin, évoque les deux dernières années de guerre. Les personnages du diptyque sont encore présents, mais la nature du roman a changé. Les éloges du stalinisme se sont transformés en critique du communisme. Vassili Grossman compare le camp nazi d’Auschwitz-Birkenau et le goulag stalinien de la Kolyma (Sibérie orientale) à travers la rencontre imaginaire d’un officier SS avec un homme du NKVD, le Commissariat du peuple aux Affaires intérieures.
La fin du roman sonne comme une mort symbolique de l’idéologie et une apologie de la liberté et de la solidarité individuelles après la défaite des grandes œuvres collectives. Bien évidemment, Vie et destin n’est pas publié. Mais Vassili Grossman en avait caché des brouillons, qui ont réussi à passer en Europe au début des années 1980. Tout comme son livre suivant, Tout passe.
«Tout passe», l’impossibilité du bonheur en URSS
Tout passe constitue en quelque sorte le testament intellectuel de l’écrivain. Écrit en 1963, peu avant sa mort, il revient sur les presque 40 ans de l’Union soviétique, dressant un continuum entre Lénine et son successeur Staline.
L’action commence peu après la mort de ce dernier et permet au héros, un citoyen soviétique ordinaire, Ivan Grigorievitch, de jeter un regard sombre sur le régime communiste, après ses années de déportation dans les camps. Les épisodes glorieux de la révolution russe sont revisités au prisme de la terreur de masse.
Pour l’auteur, les signes de continuité avec le régime tsariste se sont démultipliés et, surtout, la comparaison avec le nazisme est permanente. La grande famine qui a frappé l’URSS sur la seule volonté de Staline est ainsi comparée à la Shoah. Les agents de la police politique, au même titre que les juges ou les membres du Parti communiste de l’Union soviétique, sont vus comme des agents de l’oppression qui ont empêché, avec ce parti-État communiste et son système implacable, les peuples de l’URSS d’accéder au bonheur et à la liberté.
Souvenirs et correspondance – Vassili Grossman, édition établie par Fiodor Guber – Calmann-Lévy – 400 pages – 22,90 euros – Paru le 22 février 2023
Carnets de guerre 1941-1945 – Vassili Grossman, édition établie par Antony Beevor et Luba Vilnogradova – traduit de l’anglais et du russe par Catherine Astroff et Jacques Guiod – Calmann-Lévy – 396 pages – 25,90 euros – Paru le 22 février 2023
Pour une juste cause – Vassili Grossman – traduit du russe par Luba Jurgenson – Calmann-Lévy – 1.100 pages – 31 euros – Paru le 22 février 2023
Vie et destin – Vassili Grossman – traduit du russe par Alexis Berelowitch et Anne Coldefy-Faucard – Calmann-Lévy – 1.200 pages – 31 euros – Paru le 22 février 2023
Sylvain Boulouque — Édité par Natacha Zimmermann