Les célébrations du 75e anniversaire de la création de l’État hébreu ont débuté hier. Alors que le pays vit une période politiquement tendue, l’historien explique ce qu’est le sionisme, ainsi que les questions qu’Israël doit affronter aujourd’hui.
Pourquoi l’histoire du sionisme et d’Israël a-t-elle été engloutie par le conflit israélo-palestinien et perdue de vue après des décennies d’une propagande dont la matrice, hors «monde arabe», fut l’Union soviétique de Staline (le «sionisme» comme charge contre les accusés des procès communistes, de Rajk à Budapest en 1949 à Slansky à Prague en 1952), et avant elle le Reich nazi (Hitler voit dans les Protocoles des sages de Sion, publié en 1924 en Allemagne sous le titre Protocoles sionistes, le compte rendu du premier congrès sioniste tenu à Bâle en 1897) et ses supplétifs?
Dans l’Europe de la seconde moitié du XIXe siècle, le sionisme apparaît d’abord comme une réponse à la sécularisation de l’identité juive. À la question de savoir comment demeurer juif lorsqu’on s’éloigne de la Torah, au siècle des nationalités, et dans le sillage de la Révolution française, le sionisme répond: par la nation.
Plus essentiel encore, dès ses origines, le sionisme figure la sortie d’une condition avilie. En Occident, le grand espoir de l’émancipation (1791) n’a pas réglé la «question juive» parce que, pour l’antisémitisme moderne, de solution l’émancipation est devenue le problème. «Le Juif dangereux, c’est le Juif vague», écrit Drumont en 1886 dans La France juive. En terre d’islam, les Juifs (comme les chrétiens) vivent sous le régime de la dhimma, sujets protégés et de seconde zone. Le sionisme s’impose ici comme une stratégie de rupture avec ce climat de crainte sourde et d’humiliation, rappelée sans fin, puisque, à aucun moment, «le Juif» ne doit oublier sa condition.
En Occident comme en Orient, le sionisme a voulu en finir avec une aliénation séculaire. Pour une partie des foules juives, il a sonné comme une libération. Que l’on songe au témoignage de Stefan Zweig (Le Monde d’hier) assistant aux obsèques de Theodor Herzl à Vienne en juillet 1904. Au sens le plus fort du terme, ce fut une entreprise de décolonisation d’un sujet juif qui, par le biais du retour au politique, entendait ne plus être parlé par autrui.
Ne jamais oublier Jérusalem
Si l’entreprise sioniste fut une colonisation de peuplement, ce ne fut pas une entreprise colonialiste au sens où Jules Ferry parlait de «civiliser» les «races inférieures» (Jules Ferry emploie le terme de “races” au sens de “peuples”, NDLR). C’est à la construction d’une société autonome que s’attachent les Juifs en Palestine. A contrario de tous les mouvements colonialistes, la terre sur laquelle ils abordent, loin de leur être étrangère, constitue le centre de leur imaginaire. Ici, en effet, sous les strates byzantines, arabes et turques, la toponymie parle hébreu.
Or, la diabolisation actuelle a occulté le lien de l’imaginaire juif à cette terre, que montre toute la liturgie juive. Des siècles durant et jusqu’à nos jours, chaque mariage juif célébré dans le monde se clôture par la cérémonie du verre brisé destiné à rappeler la destruction du Temple et l’injonction à ne jamais oublier Jérusalem (psaume 137). Enfin, l’aspiration à une indépendance nationale juive est née depuis l’intérieur même de la Palestine au mitan du XIX siècle.
La renaissance hébraïque y commence bien avant la naissance du mouvement sioniste en Europe. Aux environs de 1860, dans la vieille communauté séfarade de Palestine, le renouveau de l’hébreu donne naissance au premier titre de la presse hébraïque moderne, Ha-Levanon (1863). L’académie de la langue hébraïque est fondée en 1890, sept ans avant le premier congrès sioniste. Comme dans l’Europe du «printemps des peuples», ce renouveau culturel débouche sur l’émergence d’une «nouvelle question nationale» dans l’Empire ottoman.
Le religieux dans l’État
Aujourd’hui, soixante- quinze ans après sa naissance, la crise que traverse l’État d’Israël met en lumière plusieurs questions longtemps tues. À commencer par celle de la place du religieux dans l’État. Le mouvement rabbinique orthodoxe en Europe comme en Amérique du Nord (c’est moins vrai dans le judaïsme d’Orient) fut longtemps antisioniste.
Et si, en 1948, à la naissance de l’État, le monde religieux y demeure marginal, ce n’est plus le cas aujourd’hui pour des raisons démographiques entre autres. En 1897, le grand rabbin de France, Zadoc Kahn, témoin attentif de la naissance du mouvement sioniste, s’interrogeait: s’il s’agit de créer un État juif, en quoi sera-t-il démocratique? Et s’il s’agit de créer un État démocratique, en quoi sera-t-il juif?
Ce débat, longtemps occulté, éclate aujourd’hui au visage des Israéliens et renvoie à des questions irrésolues sur la définition de l’identité juive comme sur les liens complexes entre une nation religieuse et une religion nationale: c’est cette imbrication profonde qu’il est difficile aujourd’hui de faire vivre. Et qui rappelle les mises en garde répétées, mais aujourd’hui oubliées, des pères fondateurs du sionisme contre toute forme d’un messianisme atemporel qui signerait à terme la fin du projet national juif.
Le refoulé ethnique
La crise politique actuelle met également en lumière le refoulé ethnique (qui croise pour partie le clivage socio-territorial entre métropoles et périphéries), elle fait remonter à la surface le mépris subi par les Juifs orientaux dans une société alors majoritairement ashkénaze et dont le regard avait banalement reproduit les poncifs du racisme européen.
Plus encore, entre 1920 et 1948, à l’époque du mandat britannique, les Juifs orientaux autochtones (et pour beaucoup arabophones), ne furent quasiment pas intégrés au sein de l’exécutif sioniste. En fait, c’est dès l’origine que le mouvement sioniste a tenu à l’écart les sionistes venus d’Orient. Les arrivées de milliers d’immigrants juifs yéménites, en 1881 puis en 1911, figurent à peine dans l’historiographie sioniste, alors que la cinquantaine de pionniers russes du groupe Bilu (1882), dont la majorité est d’ailleurs repartie, a droit à de longs développements.
Aujourd’hui, sur fond d’une menace existentielle inédite depuis la création des Nations unies, en proie à un discours mondial de délégitimation, adossé à des menaces de nature archaïques, mais bien réelles, l’État d’Israël, pour ses 75 ans, doit répondre à cette question moderne entre toutes: comment continuer à faire société?
Georges Bensoussan, historien, est notamment l’auteur d’Une histoire intellectuelle et politique du sionisme, 1860-1940 (Fayard, 2002) et de Juifs en pays arabes: le grand déracinement 1850-1975 (Tallandier, 2012).