Témoignage indispensable d’Herbert Traube, résistant et libérateur de l’Europe nazie

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À l’occasion de la diffusion, ce mardi 25 avril 2023 à 20h55, sur Arte, du premier volet de la série documentaire de Patrick Rotman, RésistancesTélé-Loisirs a pu interroger l’un des derniers témoins actifs de la Seconde Guerre mondiale : Herbert Traube, 99 ans. Son témoignage, unique, parle d’héroïsme comme d’une évidence, et mêle vigilance, tolérance et résilience.

En parallèle à la diffusion sur Arte, ce mardi 25 avril 2023 à 20h55, de la série documentaire Résistances, de Patrick Rotman (et visible sur arte.tv), Télé-Loisirs a recueilli un témoignage exceptionnel. Né en 1924, Autrichien et juif ayant dû fuir Vienne en 1938, Herbert Traube est l’un des ultimes témoins et participants actifs de la Seconde Guerre mondiale. Réfugié, interné, évadé, résistant, légionnaire, libérateur, ayant vu ses parents mourir ou partir en déportation pour ne pas en revenir, Herbert, voix assurée et mémoire infaillible, revient à près de 99 ans sur ce qui fut l’un des pires moments de l’histoire de l’humanité.

Télé Loisirs : Que vous inspire l’évocation, par Patrick Rotman, de l’histoire des différents mouvements de Résistance en France, durant l’Occupation ?

Herbert Traube : Je tiens à préciser qu’à l’époque, j’ignorais pratiquement tout des divers mouvements de résistance. Celui auquel j’appartenais entre Juin 1941 et Août 1942 à Marseille n’avait même pas de nom. C’était un embryon qui commençait à croitre, inspiré par l’appel du Général de Gaulle. L’histoire de la Résistance présentée dans ce documentaire fait découvrir surtout des individualités, des gens qui se sont jetés corps et âmes dans l’action contre l’envahisseur, avec des motivations souvent différentes ; par pur patriotisme, par haine de l’occupant, par antifascisme, par idéalisme républicain antitotalitaire, par volonté de continuer le combat, etc.

Autrichien et juif, vous avez-dû fuir Vienne à 14 ans, en 1938, après La Nuit de Cristal. Avez-vous des réponses à la question qui nous hante encore : comment le nazisme a-t-il pu rallier à son idéologie mortifère des populations entières ?

Il y avait en Autriche un antisémitisme implanté dans toutes les couches de la population à des degrés divers. Avec, bien sûr, le thème des juifs responsables de la mort du Christ véhiculé par l’enseignement du catéchisme, la richesse imaginaire de tous les juifs et la jalousie devant la réussite des juifs dans les activités intellectuelles, artistiques, commerciales. Lorsque la propagande nazie rendait, en plus, les juifs responsables des malheurs que connaissait le pays depuis 1918, il était facile d’exacerber ce ressentiment et de le transformer en haine par de fausses accusations. Tout était de la faute des juifs ! Pour que cela aille mieux, il fallait s’en débarrasser, d’autant qu’ils n’étaient pas de la « race » des autochtones. Comment s’étonner alors si un certain nombre d’hommes, empoisonnés par ces discours, stimulés par un sentiment de supériorité et d’impunité, ont fini par perdre toute notion d’humanité pour se comporter comme des bêtes sauvages vis-à-vis d’autres êtres humains ?

« Je n’ai jamais voulu subir »

Réfugié en France, vous êtes interné au camp de Rivesaltes, où votre mère meurt, puis votre père est déporté à Auschwitz, en 1942. Orphelin à 17 ans, connaissez-vous un moment de désespoir, ou l’instinct de survie l’emporte immédiatement ?

Lors de mon premier internement à Gurs en Octobre 1940, j’avais tout juste 16 ans et mon sentiment était un mélange d’incompréhension – pourquoi nous traite-t-on ainsi ? – et de rage de me trouver privé de liberté. M’évader ? Ma mère était internée comme moi et je me devais de veiller sur elle. Après notre transfert au Camp de Rivesaltes, son état de santé déclinait de plus en plus. Pas de soins, pas de médicaments ; elle est décédée à tout juste 49 ans. J’ai ressenti l’immense tristesse d’avoir perdu ma mère que j’adorais, mais je n’ai pas le moindre souvenir de désespoir. Un instinct de survie ? Je ne sais pas. Une envie de vivre, oui ! Mon optimisme inné m’a toujours poussé en avant. Je n’ai jamais voulu subir si je pouvais faire autrement.

C’est à ce moment que vous entrez en Résistance, à Marseille. De quelle manière ?

Après mon évasion du Camp de Rivesaltes, j’ai été accueilli à Marseille par une antenne des Quakers américains qui hébergeait des femmes et des enfants ne pouvant pas retourner chez eux dans le Nord. Le directeur de cette antenne, M. Champenois, était un ancien colonel. Avec un autre jeune, Jean, nous étions des « hommes à tout faire » ; entretien, courses, petits travaux. Un jour nous devons récupérer en gare de Marseille une malle en osier très lourde. À peine sortis de la gare, nous sommes arrêtés par deux policiers qui veulent en vérifier le contenu. Mon camarade explique qu’il n’a pas la clé, qu’il y a dans la malle des couvertures pour les réfugiés. Les policiers n’insistent pas. Mais sur la chaussée mal pavée, le couvercle de la malle s’ouvre brusquement, laissant échapper des feuilles de papier. Mon camarade me souffle : « ramasse vite ! » J’ai eu le temps de voir que les papiers étaient des tracts gaullistes à en-tête de Combat. Je commence à harceler Jean de questions. Il finit par m’avouer que M. Champenois dirige un réseau de résistance, chargé principalement de propagande gaulliste, et que lui, Jean, distribue des tracts et des journaux clandestins. Quand je lui ai dit que je voulais travailler avec lui, nous avons fait un pacte : je pourrais l’accompagner dans ses activités, et je ne dirais rien à M. Champenois. Lequel a tout de même fini par apprendre que je faisais partie de son réseau.

Vous armez-vous de courage, y-a-t-il de l’inconscience, ou estimez-vous ne pas avoir le choix, comme lorsque vous vous évadez par la lucarne d’un train qui vous conduit vers la mort ?

Que veut dire « faire preuve de courage » ? C’est surpasser, vaincre sa peur pour aller de l’avant. À un moment de sa vie, chacun a pu être appelé à faire preuve de courage ; le courage, est-ce de l’inconscience ? Je crois que lorsque l’on doit être courageux, le problème de l’inconscience ne peut pas se poser. On doit agir sans réfléchir, à l’instant T. Lorsque je me suis évadé du train – dont on ne connaissait pas la destination, je le rappelle – le « courage » était de sauter d’un train en marche, de saisir la chance se présentant, de ne pas la laisser passer. Car à ce moment, je ne voulais rien d’autre que retrouver ma liberté et retrouver mes camarades de la résistance à Marseille…

« Nous avons tous le même sang »

Vous allez vous engager, sous un faux nom, dans La Légion étrangère et participer à la libération de l’Afrique du Nord, puis de l’Europe… Jusqu’à fêter la capitulation nazie en Autriche, le 8 mai 1945. Qu’éprouviez-vous en retrouvant votre pays qui vous avait chassé ?

Je dois faire un effort pour essayer de retrouver mes sentiments de l’époque. Mon unité était à la tête des forces alliées pénétrant en Autriche. Etais-je revenu dans ma patrie ? Absolument pas ! J’avais perdu ma patrie en 1938. À cette date le pays de mon enfance, de mes souvenirs de jeunesse, n’existait plus. Les jours de combats précédant la Victoire du 8 mai 1945, je n’avais pas le temps de me poser des questions existentielles. Nous étions épuisés. Après la cessation des combats, nous vivions dans l’euphorie de la victoire, la joie d’avoir anéanti l’hydre nazie, d’avoir survécu à des combats meurtriers. Nous avons passé quelques jours de repos dans un village du Vorarlberg, au contact avec la population. Ces gens d’abord craintifs, craignant des exactions, se sont montrés confiants et serviables. Et c’est là que je commençais à me poser des questions. En croisant une femme qui m’évitait du regard : n’était-ce pas la mère, la sœur, la fiancée d’un tortionnaire, d’un SS, d’un agent de la Gestapo ? Nous ignorions l’existence des camps d’extermination, mais je connaissais les camps de concentration ou mon père avait été interné après la Nuit de Cristal. C’était suffisant pour me rappeler aussi les exactions et humiliations subies en Autriche après l’Anschluss. En remuant ces pensées, j’ai fini par comprendre que ma patrie c’était la Légion Etrangère, dont la devise Legio Patria Nostra est explicite. Aujourd’hui, près de huit décennies ont passé. Je n’ai aucune animosité envers ce pays ou je compte de nombreux amis, où je me rends souvent. Mon ressentiment est contre ceux qui ont accompli les besognes monstrueuses, pas contre leurs descendants. Mais la vigilance s’impose, là comme ailleurs.

Un film documentaire vous est consacré*, vous continuez à intervenir dans les établissements scolaires… Mais après vous, il ne restera que des archives pour témoigner de ce qui fut l’indicible. Êtes-vous optimiste, ou pensez-vous que l’Histoire ne nous apprend rien ?

C’est notre rôle, à nous, qui avons vécu ces évènements, de non seulement transmettre ce vécu, mais aussi de faire comprendre aux jeunes – et moins jeunes – comment on en est arrivé à ces monstruosités. On dit que la Shoah « a commencé par des mots », par l’empoisonnement des esprits. Nous essayons de faire comprendre que cet empoisonnement est un fait quotidien au travers des réseaux sociaux dont les contenus sont devenus incontrôlables, et où sévissent les menées complotistes et négationnistes. Cela suppose de rechercher la vérité, de vérifier l’exactitude d’une affirmation, de ne pas aboyer avec les loups. Nous expliquons aux jeunes ce qu’est la tolérance, le respect de l’autre, qu’il n’y a qu’une race : l’homo sapiens. Que nous avons tous le même sang, quel que soit la couleur de notre peau. En cherchant à faire passer ce message, nous espérons que certains en prennent conscience et qu’ils deviennent les futurs transmetteurs de mémoire. C’est le but de nos interventions dans les établissements scolaires. Suis-je optimiste ? À la fin de la guerre, nous pensions avoir vaincu l’antisémitisme militant, l’extrémisme identitaire, les totalitarismes. Nous avions l’espoir d’une paix universelle. Avec la naissance de l’Union Européenne, je pensais que cet espoir était devenu réalité. Si les derniers évènements me déçoivent, je reste confiant dans les ressources d’une Humanité qu’il importe d’essayer d’améliorer dans son ensemble. Mon optimisme, s’il écorné, ne m’a pas encore quitté.

Olivier Rajchman
Disponible sur arte replay jusqu’au 23/06/2023