Méconnu en France, le massacre des Fosses ardéatines perpétré à Rome le 24 mars 1944 par l’occupant allemand avec la complicité des fidèles de Mussolini est un des hauts lieux de mémoire de la seconde guerre mondiale en Italie. Mais ce souvenir douloureux est aussi depuis la fin de la guerre le théâtre de relectures biaisées, où les rumeurs de la rue en viennent à recouper les visions complotistes ou mensongères des nostalgiques du fascisme.
Le 23 mars 1944, un attentat à la bombe préparé par les partisans des Groupes d’action patriotique fait 32 morts parmi les membres du Polizeiregiment Bolzen – une unité de police nazie composée de ressortissants italiens germanophones, encadrée par des officiers et des sous-officiers allemands, qui sera intégrée à la SS quelques semaines plus tard. Un trente-troisième policier meurt le lendemain de la suite de ses blessures. L’explosion fait par ailleurs deux victimes collatérales, un partisan d’une autre formation présent par hasard sur les lieux et un enfant de douze ans qui a surgi dans la rue quelques secondes avant l’explosion. Quatre autres personnes, trois hommes et une femme, perdront la vie sous les balles nazies dans la confusion qui s’ensuit, dont un jeune fasciste qui a jailli pistolet à la main et qu’on a pris pour un partisan.
Depuis le 10 septembre 1943, Rome est déclarée ville ouverte, une expression immortalisée deux ans plus tard par le film de Roberto Rossellini, c’est-à-dire officiellement « étrangère aux opérations de guerre ». Dans les faits, il n’en est rien. La ville est occupée militairement par les Allemands et soumis aux bombardements des alliés qui en janvier 1944 ont débarqué à Anzio, à 50 kilomètres au sud de la capitale italienne. Ce même mois, la ville est placée sous l’administration directe du SS Herbert Kappler, lequel a déjà organisé le 15 octobre 1943 la rafle du ghetto, après avoir exigé de la communauté juive 50 kilos d’or pour aussitôt trahir sa promesse une fois la rançon obtenue.
L’ordre a déjà été exécuté
Les Groupes d’action patriotique sont d’obédience communiste. Dans le communiqué publié le lendemain de l’attentat par les autorités nazies, ils sont qualifiés avec un syncrétisme surprenant de « communistes badogliens », du nom du maréchal fasciste Pietro Badoglio qui après le débarquement de Sicile de juillet 1943 a fait arrêter Benito Mussolini, sachant l’Italie fasciste condamnée à une défaite imminente. Le 8 septembre, après des semaines de confusion où le pays se fige dans une neutralité de fait, il signe un armistice avec les Alliés avant de quitter Rome dans la précipitation. Au moment de l’attentat de la via Rasella, il est à la tête d’un gouvernement provisoire dans le Sud de l’Italie officiellement en guerre contre l’Allemagne depuis octobre. Ce retournement d’alliance ne fait pas pourtant de lui un communiste, bien loin s’en faut. Il sera d’ailleurs purement et simplement écarté du pouvoir après la libération de Rome par le Comité de libération nationale.
Le communiqué publié le 24 mars 1944 par les autorités nazies est à la fois glaçant et troublant. Écrit au futur, il décrit les représailles qui auront lieu pour venger l’attentat, annonçant dix exécutions pour chaque soldat allemand « lâchement assassiné » – en réalité, nous l’avons vu, il s’agit pour l’essentiel de policiers italiens enrôlés par le Reich. Il ne s’achève pas moins sur ces mots :« L’ordre a déjà été exécuté ». Commencé dans la hâte à la façon d’une menace, le texte a été achevé sans être corrigé par la conclusion d’un compte-rendu. Entre-temps, 335 hommes ont été abattus d’une ou plusieurs balles dans la tête dans des galeries abandonnées en périphérie de Rome, les Fosses ardéatines. Herbert Kappler a pris part personnellement aux exécutions ainsi que ses adjoints, les capitaines Schütz et Priebke. Seul un officier, le sous-lieutenant Günther Amonn, refuse de prendre part à ce massacre de civils qui reste le plus important perpétré dans une grande ville d’Europe de l’Ouest durant la seconde guerre mondiale. Puis les galeries sont dynamitées et les corps sont ensevelis sous les gravats.
Sur les 335 victimes, 328 corps ont été à ce jour identifiés. On connaît le nom de cinq autres dont les dépouilles n’ont pu être attribuées, deux seulement nous demeurent inconnues. Quatre-vingt-trois étaient juives – dont 8 seulement avaient été arrêtées pour des activités antifascistes et 9 étaient de nationalité étrangère – ce qui fait de l’événement le plus grand massacre perpétré en Italie sur des critères raciaux. Beaucoup d’autres étaient des partisans ou avaient manifesté d’une manière ou d’une autre leur hostilité à l’occupant nazi ou avait simplement obéi aux ordres du Maréchal Badoglio. On trouve ainsi dans la liste les deux officiers des carabiniers chargés d’arrêter Benito Mussolini en juillet 1943. L’établissement de la liste est confié au préfet de police italien Pietro Caruso. Celui-ci travaille officiellement pour la République sociale italienne, État fasciste et fantoche refondé à Salò dans le Nord du pays, après la libération de Benito Mussolini par un commando de parachutistes allemands. Lorsque le préfet demande l’approbation du ministre de l’intérieur, Guido Buffarini Guidi, ce dernier botte en touche et se contente de l’inviter à donner satisfaction aux Allemands. Tous deux mourront fusillés, le premier en septembre 1944, le second en juillet 1945.
Les fantômes de la guerre civile
Les Fosses ardéatines ont fait l’objet du premier concours d’architecture de l’Italie libérée pour l’érection d’un monument et l’aménagement du site comme lieu de commémoration. L’horreur de l’événement occupe dans la mémoire italienne une place assez semblable au massacre d’Oradour-sur-Glane en juin 1944 en France, perpétré pour une grande partie par des SS alsaciens-mosellans sous uniforme nazi. Mais sa mémoire a fait l’objet de multiples réécritures mensongères, cristallisant comme nul autre ce qu’on pourrait définir comme un révisionnisme à l’italienne.
Durant cette période, le territoire italien est comme la France soumis à une guerre menée pour l’essentiel par des troupes étrangères, qu’elles soient sous commandement allemand ou commandement allié. De chaque côté on trouve des troupes italiennes, dans l’armée régulière de l’État provisoire aux côtés des troupes britanniques et étasuniennes, dans la résistance sous différentes étiquettes politiques ou dans les rangs de la République sociale italienne inféodée aux Nazis.
À la guerre mondiale se superpose donc une guerre civile, assez comparable à celle que se livrent en France, partisans et Forces françaises libres d’un coté et de l’autre miliciens et collaborateurs du Régime de Vichy. En Italie cependant, le consensus autour du fascisme comme régime a été de 1922 à 1943 beaucoup plus long et beaucoup moins circonstancié. Seul les désastres militaires sont parvenus à le briser. En 1945, l’Italie sort du conflit avec le souvenir glorieux d’une résistance très minoritaire qui ne peut toutefois laver la honte de l’Axe Rome-Berlin et de deux décennies d’une dictature qui a inspiré toute l’extrême-droite européenne. Entre amnistie et amnésie, le personnel encadrant de l’Italie d’après-guerre ne se renouvelle guère.
De la rumeur populaire aux mensonges de Giorgia Meloni, présidente du conseil
Dans un tel contexte, la tentation est grande de renvoyer dos à dos partisans et fascistes inféodés aux nazis. Et le massacre des Fosses ardéatines, avec son communiqué étrange, a permis la mise en œuvre d’une fable qui s’est diffusée très au-delà de la sphère complotiste ou des milieux d’extrême-droite. Et si au fond, raconte-t-on facilement dans les rues de Rome, résistants communistes et nazifascistes étaient pareillement coupables de cette tragédie. Pourquoi les premiers ont-ils commis un attentat sachant très bien que celui-ci entraînerait aussitôt d’inévitables représailles – l’argument a été repris encore tout récemment par le nouveau président du Sénat Ignazio La Russa, lequel semble ignorer lui aussi que les représailles ne sont pas un acte militaire mais un crime de guerre – ? Et pour mieux s’en convaincre, pourquoi ne pas imaginer que le communiqué a été placardé avant l’exécution et accompagné d’un appel radiophonique aux partisans de Via Rasella de se rendre aux autorités pour épargner la vie de 335 innocents ? De telles affiches et un tel communiqué n’ont évidemment jamais existé.
Cette stupéfiante relecture de l’histoire a longuement été étudiée par Alessandro Portelli, éminent spécialiste d’histoire orale en Italie, auteur d’un livre dont seule l’introduction a été traduite en français, L’ordre a déjà été exécuté [L’ordine è già stato eseguito, Donzelli, 1999]. L’ouvrage a été ensuite adapté au théâtre par Ascanio Celestini, dans un texte intitulé Radio clandestine, Mémoires des fosses ardéatines (publié en français chez Espaces 34 en 2010). Si ces efforts conjoints ont permis de faire un sort à une lecture neutralisée d’un événement dont les coupables sont parfaitement identifiés, le révisionnisme s’est changé en une multitude de relectures complotistes. Certaines attribuent la mort du passant partisan à un guet-apens des Groupes d’action patriotiques occupés à éliminer leurs rivaux non acquis à leur vision du communisme ou encore le décès de l’enfant au fanatisme des poseurs de bombe qui l’auraient sciemment sacrifié sur l’autel de leur idéologie. Quant aux motivations de l’attentat lui-même, elles seraient liées à d’obscurs mobiles politiques sans lien avec la lutte contre l’occupant nazi.
L’un des responsables du massacre, le capitaine Erich Priebke, après s’être enfui avec la complicité de l’Église catholique en Argentine, a pu y vivre en toute impunité. Il n’a ainsi pas hésité à reconnaître ses responsabilités dans le massacre au micro d’un journaliste étasunien venu l’interviewer en 1994. En 1998, les réalisatrices Graciella Barrault et Cécile Patingre dans leur documentaire Monsieur Priebke, un nazi en Argentine ont tissé de ce personnage reconverti en directeur d’école le portrait d’un notable apprécié de la petite ville de Bariloche qui ne vivait plus, et depuis fort longtemps, sous une fausse identité. Finalement extradé en Italie en 1995, condamné en 1998 à la prison à perpétuité mais bientôt soumis à une simple assignation à résidence en raison de son grand âge, Erich Priebke passe ses quinze dernières années dans un confortable appartement de 100 mètres carrés financé par son avocat à deux pas du Vatican, où il est presque voisin de l’écrivain rescapé de la Shoah Aldo Zargani. Chaque année, son anniversaire est célébré par la frange la plus radicale de l’extrême-droite italienne. Il n’hésite pas de loin en loin à s’afficher en public avant de décéder en 2013 à l’âge de 100 ans.
Ce 24 mars dernier, l’actuelle présidente du conseil italienne Giorgia Meloni, venue d’un parti, le MSI, Mouvement social italien, qui historiquement s’est construit sur le souvenir de la République sociale italienne auquel il fait ouvertement référence, a voulu manifester dans son allocution, sa condamnation vigoureuse d’un crime commis avec l’aide d’un régime qui constitue son ancrage politique originel. « Aujourd’hui, l’Italie rend hommage aux victimes du massacre des Fosses ardéatines, a-t-elle ainsi déclaré. Un massacre qui a marqué l’une des blessures les plus profondes et les plus douloureuses infligées à notre communauté nationale : 335 Italiens innocents massacrés simplement parce qu’ils étaient italiens. » Une telle affirmation, nous l’avons vu, constitue un double mensonge, dont on peut difficilement croire qu’il ne soit pas délibéré. Les innocents massacrés n’étaient pas tous italiens, et aucun d’entre eux n’a été tué pour cette appartenance nationale. Mieux, c’est un Italien qui a dressé la liste pour satisfaire aux autorités nazies, laquelle contenaient des gens arrêtés pour l’essentiel sur des critères raciaux – parce que juifs – ou politiques – parce qu’ayant d’une manière ou d’une autre manifesté leur hostilité ou leur désobéissance au fascisme et à son allié. Et d’autres Italiens encore, aux côtés des nazis, ont pris part aux rafles et aux arrestations. Jusqu’à la libération de Rome, c’étaient enfin des miliciens italiens qui empêchaient l’accès au site, d’où s’exhalait une épouvantable odeur de mort, au propre comme au figuré.