Depuis la parution, le 25 janvier, de son ouvrage « Le Frérisme et ses réseaux, l’enquête » (éd. Odile Jacob), la chercheuse du CNRS Florence Bergeaud-Blackler est la cible d’une vague de menaces de mort ayant conduit à sa mise sous protection policière. Une première depuis au moins dix ans, nous a fait savoir l’institut de recherche.
La protection policière, à Charlie, ça nous connaît. Mais au Centre national de la recherche scientifique (CNRS) ? Il va falloir : l’une de leurs chercheuses, l’anthropologue Florence Bergeaud-Blackler, vient d’être placée sous protection, à la demande du Service de la protection (SDLP), l’organisme du ministère de l’Intérieur chargé de la protection des personnes menacées de mort.
Non, Bergeaud-Blackler ne s’est pas découvert une vocation tardive de caricaturiste. Son tort ? Avoir publié un ouvrage, Le Frérisme et ses réseaux, l’enquête, dans lequel elle analyse, dissèque et expose l’histoire de la confrérie des Frères musulmans – l’organisation islamique devenue internationale, fondée par Hasan al-Banna en Égypte, en 1928 – et son implantation en Europe.
« Un racisme scientifique »
« J’y développe une nouvelle définition du frérisme, résume-t-elle pour Charlie Hebdo. Un islamisme adapté aux sociétés européennes, né à partir des années 1960 sur leur sol, qui contourne le politique pour passer par le culturel et l’économique afin de construire une société islamique. » Depuis la parution de son livre, et plus particulièrement depuis un colloque auquel elle a participé, le 10 mars, aux côtés de Gilles Kepel, directeur de la chaire Moyen-Orient Méditerranée à l’École normale supérieure et préfacier de son ouvrage, la chercheuse se dit la cible de nombreuses menaces de mort. Des menaces qui ont justifié son placement sous protection policière – une première depuis au moins dix ans au CNRS.
Dès sa sortie, Le Frérisme et ses réseaux, l’enquête a suscité une violente levée de boucliers. En tête de peloton, l’islamologue François Burgat, qui ne cache ni ses liens avec le Qatar ni son admiration pour Tariq Ramadan. Ce directeur de recherche émérite au CNRS, président du Centre arabe de recherches et d’études politiques Paris (Carep), lobby francophone de l’Arab Center for Research and Policy Studies de Doha, a immédiatement conspué l’ouvrage, à grands coups de billets de blog et de tweets vengeurs. Selon Burgat, la thèse de Bergeaud-Blackler relèverait du « racisme scientifique » et du « procès en sorcellerie », son ouvrage ne serait donc qu’un « brûlot s’inscrivant dans le paradigme délirant du « grand remplacement » ». Bref, « sa thèse emprunte à la rhétorique antisémite la plus décomplexée ».
FBB accusée d’être la nouvelle Drumont
Nous y sommes : le travail de Florence Bergeaud-Blackler sur les Frères musulmans, ce n’est tout au plus que du racisme, de l’islamophobie, soit un nouvel antisémitisme. C’est d’ailleurs très exactement ce qu’affirme l’avocat et militant Rafik Chekkat, dans un billet en forme de recension, publié dans la revue en ligne Orient XXI (au comité de rédaction de laquelle siège François Burgat). « Au fil de la lecture de Le Frérisme et ses réseaux, la référence au pamphlet antisémite d’Édouard Drumont, La France juive (1885), […] s’impose de manière troublante. » La France juive, considérée comme l’ouvrage de référence de la pensée antisémite de la fin du XIXe siècle et du début du XXe siècle, développe un antisémitisme racial extrêmement véhément, nourrissant ses obsessions de la thèse du Juif déicide, donc forcément ennemi du Français chrétien.
Longuement interrogé par Charlie, Rafik Chekkat, affable comme un Tariq Ramadan en chaire, condamne les menaces et regrette la virulence du débat, mais maintient son analogie, tout outrancière qu’elle est. Selon lui, le livre de Florence Bergeaud-Blackler n’a « rien d’un travail de recherche. Il met une cible sur certaines personnes : dire que le voile est un signe de la conquête des Frères musulmans, qu’est-ce que ça fait des femmes voilées ? ». Et faire d’une chercheuse reconnue l’incarnation de l’antisémitisme, ça fait quoi ?
L’avocat, fondateur de la plateforme « d’information et de formation sur l’islamophobie » islamophobia.fr, étrille un ouvrage qu’il juge « complotiste » et « juste assez sérieux pour convaincre les journalistes, trop léger pour que les universitaires s’y intéressent vraiment ». Un ouvrage comparable au pamphlet antisémite d’Édouard Drumont ? « Je ne compare pas les Juifs aux musulmans, ce sont des modes d’immigration différents, une population de nombre très différent, mais je suis convaincu que, dans cinquante ans, quand on regardera la France des années 2010, on verra cette société comme prise d’une méfiance généralisée [envers les musulmans]. »
Rafik Chekkat affirme, en miroir des menaces qui visent Bergeaud-Blackler, que François Burgat et lui-même sont taxés de frérisme et de collaborationnisme depuis qu’ils mènent l’offensive contre l’ouvrage. Il voudrait que la société française « juge les Frères musulmans sur pièces. Bien sûr, les Frères ont des plans, tout lobby a un plan. Ce que je demande, c’est l’égalité des droits : on peut détester les Frères musulmans, mais on ne peut pas faire des liens entre eux et des gens qui n’ont rien à voir avec leur mouvement ».
Un soutien tardif du CNRS ?
Devant la virulence de ces critiques, assumées par leurs auteurs, et les menaces de mort reçues par la chercheuse, le CNRS, auquel Florence Bergeaud-Blackler est rattachée, a longtemps été « en service minimum », estime le journaliste Erwan Seznec dans Le Point, le 11 avril. « Le Centre national de la recherche scientifique refuse de prononcer un mot de soutien public en faveur de la chercheuse menacée de mort. Déroutant », s’étonne l’hebdomadaire. Une position désormais corrigée : mercredi 12 avril, en fin de matinée, le CNRS a posté sur Twitter le message suivant : « Depuis toujours, le CNRS défend la liberté de la recherche. Il condamne fermement les menaces portées à l’encontre de Florence Bergeaud-Blackler. Il lui apporte tout son soutien dans sa recherche et lui assure la protection fonctionnelle qu’elle a demandée. »
Une réaction tardive, provoquée par l’article de nos confrères et le soutien de la ministre de l’Enseignement supérieur ? « Nous avons été très surpris des commentaires que l’article du Point a suscités, et avons souhaité mettre fin à un début de polémique qui nous semble sans objet, puisque Florence Bergeaud-Blackler bénéficie d’une protection fonctionnelle du CNRS depuis décembre 2022 », a commenté l’organisme public auprès de Charlie Hebdo. Et de préciser qu’il « a déjà eu, malheureusement, maintes fois l’obligation de rappeler que la liberté de la recherche ne se discutait pas et de condamner toute menace ou intimidation à l’encontre de ses chercheurs ou chercheuses ».
Des soutiens inattendus
Bergeaud-Blackler s’est-elle sentie « lâchée » par son institution ? « J’ai été habituée à travailler seule et dans l’adversité, explique-t-elle à Charlie. Ce sont les gens qui m’ont interpellée sur le fait que le CNRS ne disait rien. Moi, je suis habituée à être traitée d’islamophobe. Mon propre laboratoire de recherche ne m’a toujours ni appelée ni soutenue1. » En souriant, elle ajoute : « Ce qui me surprend, aujourd’hui, c’est plutôt le soutien que je reçois. »
Et pour cause, toujours dans l’hebdomadaire Le Point, une tribune signée par plus de 800 personnalités, universitaires, politiques, journalistes, essayistes, vient dénoncer la « cabale » dont est victime l’anthropologue. « Florence Bergeaud-Blackler se consacre depuis plus de trente ans à l’élucidation des normativités islamiques en Europe, dont elle est devenue l’une des meilleures spécialistes », assume le texte.
Les menaces de mort, dont on ignore encore à ce jour l’origine exacte, n’ont toujours qu’un seul objectif : contraindre au silence, au repli, à la résignation. Elles n’ont donc pas à être mises à exécution pour atteindre leur objectif. Aussi, Florence Bergeaud-Blackler insiste-t-elle pour que son cas « serve à d’autres. Peut-être que le ministère peut se pencher sur la question de savoir pourquoi il n’y a presque plus de chercheurs qui travaillent sur l’islamisme. Sans cette protection policière, je ne pourrais plus travailler. Et c’est ce qui est essentiel pour moi aujourd’hui : poursuivre mon travail. »
1. Contactée par Charlie Hebdo, Alfonsina Bellio, directrice du laboratoire Groupe Sociétés, Religions, Laïcités (GSRL), en déplacement à l’étranger, nous a proposé d’échanger à son retour en France.