C’est le 20 janvier 1942 que les hauts dignitaires nazis réunis à Wannsee ont mis en place la solution finale. Alors que sort le film « la Conférence » de Matti Geschonneck, l’historien Johann Chapoutot détaille cette réunion qui aboutira à la mort de millions de juifs. Interview.
Grand spécialiste de l’histoire contemporaine, Johann Chapoutot, professeur à Sorbonne Université, est l’auteur de « Comprendre le nazisme » (2018), de « la Révolution culturelle nazie » (2017) et de « la Loi du sang. Penser et agir en nazi » (2015). Dans ses livres, il expose la cohérence intellectuelle et culturelle du projet national socialiste : dans cette perspective, la conférence de Wannsee, reconstituée dans le film de Matti Geschonneck « la Conférence », a été un élément important. Pour « l’Obs », Johann Chapoutot se penche sur cette réunion du 20 janvier 1942, où a été établi un des actes de naissance de la solution finale.
Quel est votre sentiment sur ce film ?
Johann Chapoutot. Réussi, fidèle à la réalité historique telle qu’on la connaît par une multiplicité de documents – et pas seulement par le compte rendu de la conférence de Wannsee, qui est bref. D’autres éléments sont venus nourrir les dialogues du scénario. Par exemple, lors d’une pause dans le film, deux hauts fonctionnaires s’entretiennent de la guerre à l’Ouest et parlent d’un précédent historique, la guerre entre les Romains et les juifs et la faute qu’auraient commise les Romains en favorisant la dispersion des juifs. C’est une scène rajoutée, qui n’est pas du tout dans le compte rendu. Mais c’est éclairant. Le parti pris du film est d’éclairer la brutalité sordide de la réunion par des éléments multiples tirés de l’univers mental nazi.
Le contraste entre le calme des participants et le résultat final est stupéfiant. Il correspond à la réalité ?
C’est attesté. Pour les participants, c’était une réunion de travail comme une autre, avec des en-cas, des boissons, un déjeuner… C’est tout à fait conforme à la réalité des choses. Les nazis considéraient qu’il s’agissait d’une tâche importante, qui devait être traitée froidement. De fait, on a l’impression d’assister à n’importe quelle réunion de service ou à n’importe quel conseil d’administration.
Il y a un côté inhumain.
Certes, mais n’oublions pas que pour les nazis la question était totalement déshumanisée, puisque les juifs n’étaient pas considérés comme des êtres humains, ni comme des sous-hommes ni même comme des animaux, mais comme un problème d’ordre bactériologique à traiter.
Pourquoi cette réunion ?
Dès l’été 1941, Hermann Goering, chargé de la planification économique, après discussion avec Hitler, donne mandat à la SS de créer les conditions d’une solution « totale »– je cite – « de la question juive en Europe ». L’assassinat de masse a déjà commencé à l’Est sous les balles des groupes d’intervention de la SS et de la police allemande. Goering s’en charge parce que la « question juive » est aussi perçue comme une question d’ordre économique – elle a un coût pour le Reich, et elle peut lui rapporter de l’argent, une fois les biens des victimes saisis (dès novembre 1938, Goering avait fait porter le coût de la nuit de Cristal à la communauté juive allemande). Depuis la lettre de mission de l’été 1941, les choses ont évolué, il y a des changements de contexte : la« solution totale »est devenue « solution finale » – Endlösung. Dans un premier temps, à l’été 1940, on imaginait pouvoir déporter les juifs hors d’Europe, vers Madagascar. Dans un deuxième temps, on pensait organiser une déportation de masse vers le cercle polaire, mais cette solution a été rendue impossible par la contre-attaque soviétique intervenue à l’automne 1941. Il y a donc eu convocation interministérielle des différentes administrations, à un moment où la perspective changeait puisqu’on passait d’une volonté de mettre à l’écart la population juive européenne à la planification d’un assassinat de masse.
La fatigue des groupes d’exécution à l’Est a été prise en considération.
Oui. On s’est rendu compte que le mode d’assassinat de masse privilégié à l’Est – qui va se poursuivre – était éprouvant. Il fallait trouver d’autres modalités opérationnelles. Ce qui est décisif, c’est qu’on est passé d’une volonté d’éloignement à une logique d’assassinat pour tous les juifs du continent, Ouest compris.
La conférence de Wannsee n’a-t-elle pas aussi été le produit d’un conflit de pouvoir à l’intérieur de la machine nazie ?
En effet. Les rivalités permanentes entre les différentes institutions et instances apparaissent bien dans le film. L’univers organisationnel nazi était très chaotique, au fond. Il n’y avait pas de compétences définies, pas de domaine de juridiction clairement établi, pas de hiérarchie explicite. Tout était organisé pour susciter une concurrence, la plus dure possible, pour que le meilleur gagne, c’est-à-dire le plus violent, le plus brutal, celui qui, in fine, proposeraitla solution la plus radicale. Ces tiraillements, ces luttes d’influence sont connues, et le film montre aussi que la solution finale a été tranchée en faveur de la SS. La puissance invitante, ici, c’est l’Office central de Sécurité du Reich.
Cette conférence a été discrète, sans publicité ?
Elle n’est pas censée être publique, c’est une conférence interministérielle, qui va donner lieu à un compte rendu distribué dans les différentes administrations – une trentaine d’exemplaires, dont quelques-uns ont été retrouvés après la guerre – mais c’était une réunion classique. Tout était fait pour conforter l’apparence d’une normalité administrative.
Il n’y a pas eu une seule voix pour s’élever contre ?
Le film montre les états d’âme et les scrupules de l’un des participants, notamment à l’égard des anciens combattants et des « métis » – la majorité des « métis » (enfants de juifs et d’Allemands non-juifs) va finalement être épargnée dans la déportation des juifs allemands. Il y a aussi un participant qui s’émeut du danger d’ensauvagement des bourreaux. Ce sont peut-être des débats qui ont eu lieu autour de la conférence de Wannsee, on n’en sait rien, ce n’est pas inscrit dans le protocole, mais ce sont des débats qui avaient lieu dans les instances nazies. La question qui leur importait vraiment était au fond : qu’est-ce que le meurtre de masse va faire de nous ?
Ces états d’âme ne résultaient pas de la simple humanité, mais du souci du confort des bourreaux, donc.
L’idée qui s’imposait alors était que la guerre contre l’Allemagne – puisque les nazis affirmaient que les Allemands avaient été victimes d’une agression lors de la Première comme de la Seconde Guerre mondiale – était le résultat d’un complot juif international et dès lors, il s’agissait de répondre à cette agression, et de régler ce qu’ils voyaient comme un problème biologique plurimillénaire. Une sorte de traitement anti-pandémique, en quelque sorte.
Cette conférence a-t-elle eu des effets immédiats ?
Les débuts de la solution finale, au printemps 1942, ont eu lieu avec la création des centres de mise à mort qui vont vider de « leurs » juifs les provinces de la Pologne non annexée par le Reich (le gouvernement général). La conférence visait à informer les différentes administrations, à solliciter leur concours. L’administration allemande n’était pas une mécanique unique bien huilée. C’était un ensemble de baronnies éclatées, assez largement indépendantes les unes des autres, et la SS désirait mettre tout le monde sur la même ligne et, aussi, impliquer, au sens de compromettre, tout le monde : après cette conférence, aucune institution du IIIe Reich ne pourrait se défausser. Chacune des institutions présentes avait un rôle à jouer. Les antisémites fanatiques ont porté avec fermeté ce projet inouï de destruction de plusieurs millions de personnes. Tout un spectre d’attitudes diverses, allant du silence à l’abstention a existé. Certains ont obtempéré par lâcheté pour éviter d’avoir des ennuis, d’autres parce que c’était la guerre et qu’il ne fallait pas semer la dissension.
Y a-t-il eu des gens qui ont freiné ?
Parmi les participants à la conférence de Wannsee, non. Mais celui qui a négocié et obtenu gain de cause, c’est Wilhelm Stuckart, juriste qui représente le ministre de l’Intérieur, au nom des lois raciales de Nüremberg, dont il est corédacteur. Il estimait qu’un quart de juif ou un demi-juif n’était pas un juif, et qu’il fallait donc épargner ceux-ci – les « métis », là encore.
La conférence de Wannsee est passée comme une lettre à la poste, donc.
Oui, la grande habileté de la SS a été de lier la question juive à la question de la guerre en général.
Cette conférence, une fois la guerre achevée, a-t-elle eu des échos ?
Il y a eu une rémanence des fondamentaux du nazisme chez les élites allemandes après 1945 et, aussi, le recyclage dans l’économie privée et dans les administrations publiques de très nombreux membres de la SS est bien connu. Cette haine idéologique contre les juifs n’a pas disparu et, dans certains cas, a même été aggravée par l’issue de la guerre. La défaite de l’Allemagne prouvait, aux yeux des plus radicaux, que le complot juif avait réussi.
Wannsee est le symptôme le plus éclatant de l’inhumanité de l’entreprise nazie.
Il s’agissait de régler en une partition administrative et technique ce que les nazis considéraient comme une épopée historique. Ce qui, à leurs yeux, était une grande tâche millénaire ne pouvait être accompli de façon efficace et totale que dans le cadre de procédures normées, réglées, qui étaient celles de la Geschäftsführung [directeurs généraux], la conduite des affaires et des dossiers. De ce point de vue là, Wannsee a été la mise en œuvre de l’antisémitisme dit « de raison ». Dès les années 1920, les principaux cadres nazis opposent l’antisémitisme désordonné des pogroms, de la violence qui n’aboutit à rien, et qui est une déperdition d’énergie à l’antisémitisme de raison, froid, coordonné, et porteur de résultats. Une telle attitude n’est possible qu’après une lente conformation des individus par des organisations. Ce qui est terrifiant dans le pilotage de la Shoah, c’est que le passage des individus au tamis des organisations peut aboutir à ce genre de comportements : sérieux, abstrait, chiffré, dépassionné, et, en même temps, lâche. La haine est métamorphosée par le traitement institutionnel. A Wannsee, on est dans l’ordre du jour, rien d’autre.