Dans sa chronique, Éliette Abécassis revient sur le risque de fermeture de boulangeries en France.
Et quand je lis que quatre-vingts pour cent des boulangeries pourraient fermer face à l’augmentation des coûts de production, cela me rend infiniment triste avec un soupçon de révolte, et un sentiment de sursaut national. Peut-être parce que nous sommes en pleine fête de Pessah, où nous ne mangeons pas une miette de pain ni de gâteau ou de pâtisserie pendant dix jours : ceci permet de prendre conscience de ce qu’est la vie sans pain et se dire qu’en effet il y a quelque chose d’essentiel qui se noue entre le pain et la liberté, comme le montrait la Révolution française.
À la fin de cette période de disette rituelle, on se prend à rêver d’une bonne baguette comme d’une vie meilleure, on se met à traîner devant les boulangeries interdites et à s’attarder, le regard coupable, devant leurs vitrines alléchantes remplies de pain, de brioches, de gâteaux appétissants à la promesse fondante et à l’odeur chaude ; et l’on finit, tête basse, par rentrer à la maison pour avaler son pain azyme, également appelé matsa également dénommé « pain de misère » : fait de farine et d’eau, il est blanc, plat, sans forme, sans goût, sans odeur, il craque sous la dent et attaque un peu l’estomac, et sous aucun prétexte on ne lui ferait faire alliance avec quoi que ce soit, sous forme de sandwich de matsa par exemple, cela n’aurait pas de sens (d’aucuns s’y sont essayés, et ils l’ont regretté).
Le pain ! un rêve, une illusion, un rite sacré, un objet de dévotion, de prières puisqu’on le bénit, ce pain qui sort de la terre et qui nous apporte le bienfait de rester en vie. Le pain est beau, doré, dodu, rond ou arrondi, grand ou petit, avec sa croûte qui entoure la mie, le pain est grand, essentiel et nourrissant, le pain suffit. Il est le festin de l’étudiant, le repas des pauvres : il comble les estomacs creux, les ventres affamés. Ni tout à fait la même ni tout à fait une autre, du nord au sud, de l’est à l’ouest, reconnaissable entre tous par sa croûte dorée, sa mie blanche, la baguette en est sa forme la plus hexagonale même si elle est allongée, droite et longue comme un bâton. Tendre et craquante, avec cette saveur particulière au goût subtil, ardente, joyeuse et agréable : pas farouche, elle se laisse dévorer, savourer, imprégner d’autres saveurs, se fiance au beurre, épouse la confiture, le pâté, le thon ou les cornichons qu’elle entoure amoureusement, et ne rechigne pas à échanger saveurs et épices avec volupté et gourmandise : elle s’en délecte, s’en félicite, s’en pâme. Et sa mie, douce amie, moelleuse et tendre, aérée, doucereuse, se déguste à petites bouchées, et régale le palais, avant ou sans jours d’abstinence.
Et l’on retrouve ce petit bonheur du matin, de sortir dans la brume en jogging, en tennis ou charentaises, et traverser le trottoir pour se laisser guider dans un demi-sommeil vers la boulangerie qui répand son odeur prometteuse de pain, croissants, pains au chocolat, jusque dans la rue ; et c’est du nom de ce bonheur que j’appelle la France, avec nostalgie, avec humilité, avec obstination, avec goût. Nulle part au monde je n’ai vu pareil rituel, ni en Italie où les pains gorgés de beurre et enduits de sucre confinent à la brioche, ni en Amérique où les gobelets en plastique côtoient les pains en carton, à moins que ce ne soit le contraire, ni chez nos voisins européens suisses ou allemands où les croissants se gorgent d’amandes et les pains prennent une forme aussi carrée que leur pensée, et parce que je ne veux pas être médisante, je ne parlerai pas de l’Angleterre – le sujet a déjà été tranché, comme le pain.
Mais la baguette se soulève, cuite ou mi-cuite, se porte avec la main, se croque avec les dents, se coupe au couteau ou se rompt, se tartine ou se mord nue, s’élance, danse sur le palais, coule sur la langue, contente l’estomac et réjouit le cœur. La baguette matinale, voluptueuse et généreuse sous la dent, devient molle après le déjeuner, se durcit au coucher, se ranime sur le grille-pain, sauce, sert, nourrit, remplit son homme, arrondit sa femme, elle rassasie en fin de mois difficile et elle agrémente les repas plantureux, compagne des familles nombreuses et des lendemains de fête, des soirées d’étudiants, des festins solitaires et des repas solidaires.
Une boulangerie qui ferme, Monsieur le Président, c’est comme une librairie qui laisserait sa place à un commerce « essentiel », c’est comme la terre qui s’assèche et ne donne plus de blé, c’est un village sans église, une église sans clocher, c’est un Paris sans la Seine, c’est une Seine sans bateaux-mouches, c’est un bateau-mouche sans personne… C’est un pain sans sel, sans croûte et sans mie – ce pain de misère nous sera-t-il bientôt servi à perpétuité ?
Eliette Abécassis