A la veille de Yom Hashoah, l’historien met en garde contre les réseaux sociaux, où « la vérité et l’erreur sont mises sur le même plan »
Selon un sondage IFOP pour la Fondation Jean Jaurès réalisé en décembre, 21 % des jeunes de 18 à 24 ans en France n’ont jamais entendu parler de la Shoah. Comment expliquez-vous ce phénomène ?
Georges Bensoussan : Une partie de la jeunesse termine ses études en troisième et n’entre pas au lycée. En troisième, on aborde la Shoah mais au cours d’un programme immense et dense alors que l’enseignant ne dispose que d’une heure et demie de cours d’histoire par semaine. Certains professeurs n’abordent pas la question faute de temps. Peut-être aussi, chez d’autres, par crainte des réactions des élèves. On en a beaucoup parlé à l’époque de la rédaction des Territoires perdus de la République (publié en octobre 2002, ndrl). La situation ne s’est pas améliorée depuis, tout au contraire.
De plus, on peine à imagine le bas niveau d’un certain nombre d’élèves qui arrivent en fin de troisième sans comprendre toujours les questions traitées au programme. Il est possible qu’ils aient entendu parler du génocide des Juifs, mais qu’ils ne l’aient pas associé au mot Shoah. Un dernier point : on devrait voir surtout que 80% des jeunes savent de quoi il s’agit alors qu’il y a 50 ans l’ignorance était beaucoup plus répandue qu’aujourd’hui quand quatre jeunes sur cinq savent de quoi il retourne.
Est-ce qu’aujourd’hui les professeurs ont des outils assez solides pour parer à la disparition prochaine des survivants et des témoins de la Shoah ?
Georges Bensoussan : Les manuels scolaires, en France du moins et dans le second cycle du secondaire (en lycée donc), sont globalement bien faits. Il y a une quarantaine d’années, l’extermination des Juifs (c’était alors le terme en usage) était peu traitée. On mélangeait notamment la Shoah et le phénomène concentrationnaire. Aujourd’hui, les manuels scolaires du lycée distinguent bien entre la déportation et l’extermination. Ils montrent que la plupart des victimes juives ne sont jamais entrées dans un camp de concentration.
Certes, d’ici dix ans, il y n’aura plus guère de survivants de la Shoah. Pour autant, cela n’empêchera nullement d’enseigner, et même de très bien enseigner, cette histoire. Je rappelle que nous avons à disposition des milliers d’heures de témoignages filmés notamment par la Fondation Spielberg. Mais plus encore, nous disposons du travail considérable réalisé par les historiens depuis une cinquantaine d’années, en particulier par les écoles historiques américaine, anglaise, polonaise et surtout allemande. Les historiens ont fait leur travail : il suffit de comparer avec ce que l’on savait en 1961 au moment du procès Eichmann ou même dans les années 80 et aujourd’hui. Ce n’est pas le passage du temps qui fait la différence, le temps à lui seul n’apporte strictement rien, c’est le travail des historiens. Et lui seul.
Il faut rappeler par ailleurs que l’on s’était beaucoup interrogé sur l’enseignement de la Première Guerre mondiale après la disparition du dernier des combattants. Or, aujourd’hui, en Europe, on ne compte plus un seul ancien combattant. En France, le dernier d’entre eux, Lazare Ponticelli, est mort en 2011 âgé de plus de cent ans. Pour autant, jamais l’enseignement de l’histoire de la Première Guerre mondiale a été aussi dense, riche et réfléchie tout simplement parce que depuis une quarantaine d’années les travaux historiques sur cet événement majeur ont été considérables, en France comme dans beaucoup d’autres pays. Il n’y a rien de commun entre la richesse d’un manuel du secondaire d’aujourd’hui sur la Grande Guerre et le discours un peu terne et officiel d’un manuel de lycée des années 60. Les témoignages ont été utiles. Pourtant, il ne faudrait jamais oublier cette règle basique qu’un témoin parle après l’événement, que sa mémoire retravaille le passé en fonction d’une foule de considérations historiques, politiques et psychiques. C’est pourquoi le récit du témoin est toujours reconstruit, il n’a pas la force du témoignage brut du chroniqueur qui consigne au jour le jour ce qu’il voit.
Vous êtes donc optimiste pour le futur de la transmission de la Shoah ?
Georges Bensoussan : Globalement, oui. On n’a jamais disposé d’autant d’outils pour ce faire. Ni d’autant de musées : aujourd’hui, la plupart des grandes nations se dotent d’un musée de la Shoah. Très récemment, alors que l’Italie, qui est loin d’être l’épicentre de la Shoah, avait déjà un musée de la Shoah à Milan, le gouvernement vient d’annoncer l’ouverture prochaine d’un musée de la Shoah à Rome. En revanche, c’est du côté de l’Europe orientale qu’un travail considérable reste encore à faire et qu’un certain nombre de nations ont besoin de réexaminer leur passé, de laisser travailler leurs historiens et de leur faciliter la tâche. Je pense aux Etats baltes, à la Pologne et en particulier enfin à la Roumanie dont le rôle dans la Shoah fut extrêmement actif.
A l’ère d’un monde hyperconnecté, comment faire comprendre la spécificité de la Shoah aux jeunes, alors qu’ils sont exposés au quotidien à une avalanche de messages qui tend à tout mettre au même niveau ?
Georges Bensoussan : S’il faut mettre l’accent sur la singularité absolue de la Shoah, mais c’est un truisme parce que tout événement est singulier, autant la Révolution française que la guerre civile espagnole, alors il s’agira de montrer que nous avons affaire à un événement sans précédent dans l’Histoire. Treblinka est un phénomène nouveau. Radicalement nouveau. L’histoire n’a pas été avare de sang, Michelet qui parlait de la « triste et violente histoire des hommes », des massacres et des génocides parsèment le récit de l’humanité. Mais un génocide de cette nature, sans base rationnelle, est sans précédent. Toutes les tueries ont été motivées par des enjeux de pouvoir, des enjeux matériels, la possession de richesses à commencer par la possession du sol, des enjeux idéologiques aussi comme la volonté pour l’Empire ottoman d’islamiser ses confins, et je pense bien sûr ici à l’Arménie de 1915.
Or, ici, il n’y a ni territoire juif ni pouvoir politique juif. Certes, il y a des richesses (et encore sont-elles surtout situées en Europe occidentale alors que c’est le judaïsme d’Europe orientale, le plus pauvre, qui a été massacré massivement), mais l’on peut très bien piller et voler sans assassiner comme le montre le pillage de la France par l’Allemagne nazie entre 1940 et 1944, lequel ne s’est accompagné, à ma connaissance, d’aucun génocide du peuple français.
Le génocide des Arméniens a pour soubassement idéologique la volonté turque d’islamiser l’Arménie, de se débarrasser d’une minorité chrétienne aux confins de l’Empire ottoman, à la frontière de l’empire russe, l’ennemi héréditaire des Turcs. Au Rwanda, la fantasmagorie raciale inventée au cours du XX° siècle à partir des schémas coloniaux européens, se traduit dans un pays au taux de densité extrêmement élevé, et où l’espace est rare, par une volonté de s’emparer des terres de la minorité tutsie considérée comme dominatrice. Dans le cas des Juifs, on ne voit rien de tout cela. Il s’agit aujourd’hui de montrer en quoi cette histoire d’extermination, en prenant comme épicentre Treblinka (qui n’est pas un camp de concentration mais un lieu voué à l’assassinat de masse) constitue une rupture anthropologique. Qui dépasse le seul peuple juif. Car cette rupture d’humanité a abîmé ce qui a visage humain : cela s’est passé, cela peut se passer à nouveau. Souvenez-vous, c’était l’un des derniers messages de Primo Levi avant son suicide en 1987.
Treblinka inaugure le temps de l’homme en trop sur la terre, de l’humanité en surnombre. Ce qui s’est passé là a valeur universelle parce que la notion d’humanité y a été entamée. En 1945, elle est à reconstruire. Y est-on parvenu ? Tout montre, en matière de bioéthique en particulier, que le nazisme n’a pas été vaincu, mais comme le disait Pierre Legendre récemment disparu, que nous sommes des sociétés post nazies. On peine à imaginer ce que cela signifie de potentiel danger. Treblinka est une rupture d’humanité qui met en danger tout ce qui a figure humaine. Celui qui estime que cela ne concerne que les Juifs me fait penser à l’aphorisme chinois : « Quand le doigt montre la lune, l’imbécile regarde le doigt ».
Pourquoi, selon vous, la manipulation des faits historiques et le complotisme trouvent un écho aussi important aujourd’hui dans nos sociétés ?
Georges Bensoussan : Plus le monde est angoissant, plus le besoin est grand de chercher des raisons simples à ce dérèglement et à notre incompréhension devant le monde tel qu’il va. Le complot fournit une réponse simple à des questions compliquées. Il nourrit un doute systématique qui n’a rien de créateur parce qu’ici, en l’occurrence, il n’est qu’une parade psychique contre l’angoisse : douter de tout pour ne plus douter du tout, dit-on a raison. C’est ici qu’entrent en jeu les réseaux sociaux, bien mal-nommés, car ce sont au premier chef des réseaux antisociaux parce qu’ils cassent le lien qui fait société. Parce qu’ils transforment une société en agrégats d’individus seuls devant leurs écrans et donc manipulables à l’extrême. Des écrans où l’on peut lire tout et n’importe quoi, où l’on peut écrire également tout et n’importe quoi et ce d’autant plus qu’on y est protégé par l’anonymat. Le réseau social, c’est l’égout de l’opinion publique, c’est ce qui rend possible la manipulation sous toutes ses formes.
Les faits n’existent plus, ils sont ravalés au rang des opinions. Là où il y avait réflexion, le réflexe a pris le dessus, c’est à dire l’émotion qui l’emporte sur la raison. Quand les faits deviennent secondaires, quand une réalité historique est réduite à une « opinion », alors le passé n’a plus aucune réalité et l’avenir ne peut donc plus avoir un visage.
Récemment, des historiens israéliens se sont insurgés contre un accord conclu entre Jérusalem et Varsovie pour la reprise des voyages scolaires en Pologne, imposant la visite de sites où des Polonais ont été tués. Certains ont dénoncé un acte de soumission ce que le gouvernement israélien a présenté comme un compromis acceptable. En tant qu’historien, quelle est votre position sur cette polémique ?
Georges Bensoussan : Le passé de la Pologne en matière de Shoah est extrêmement lourd. Tout simplement parce que l’essentiel du massacre a eu lieu chez elle, ce dont elle n’est pas responsable et qui tient au fait que la Pologne rassemblait en 1939 un cinquième des Juifs du monde. Ce ne sont pas les Polonais qui ont commis la Shoah, mais les Allemands, et pour l’essentiel en Pologne. Reste qu’une majorité de Polonais a approuvé ce qui se passait. Et quand ils le purent, certains ont participé à la « chasse aux Juifs » pour laquelle ils étaient matériellement récompensés. Pour les Polonais d’aujourd’hui, il est douloureux de le reconnaître.
En ce qui concerne les voyages scolaires des Israéliens, cet accord n’est ni un « compromis », ni un « acte de soumission ». Il faut maintenir les voyages scolaires, et si c’est le prix à payer, il faut l’accepter, parce que la visite des sites permettra de mieux singulariser la Shoah. C’est un arrangement. Il peut scandaliser et je le comprends. Mais c’est un arrangement réaliste. Il est préférable à l’absence de voyage. Sur place, les guides israéliens mettront les points sur les i. Ils expliqueront ce qui s’est passé, et en quoi un crime de guerre est différent du massacre de près de 900 000 Juifs dans les chambres à gaz de Birkenau.
La semaine dernière, la mairie de Kiev a communiqué sur un projet de baptiser une rue du nom d’un responsable SS ukrainien. Alors que l’Ukraine lutte pour sa liberté, cette initiative suscite une confusion un peu embarrassante, d’autant que Kiev sollicite le soutien d’Israël. Comment le monde juif et Israël devraient-ils se positionner ? L’Ukraine a été l’une des plus vastes (et pires) terres d’antisémitisme. La Russie est certes le pays des pogroms, mais les trois quarts de ceux qui eurent lieu entre 1918 et 1921 aux confins de la Russie révolutionnaire, se situèrent en Ukraine. Des pogroms qui ont fait près de 150 000 morts, à telle enseigne qu’on y a vu « la répétition générale » du génocide. Quand les Allemands entrent en Ukraine en 1941, la population est indifférente ou participe à la répression.
Oui, le passé de l’Ukraine entre 1918 et 1921 est lourd. Reste qu’on a tort de mélanger mémoire et politique. Les États n’ont pas d’état d’âme, ils ont des intérêts. Est-il dans l’intérêt d’Israël de soutenir l’Ukraine ? Certes, oui, mais discrètement, parce que l’ennemi objectif d’Israël aujourd’hui c’est une Russie directement liée à l’Iran. Mais c’est un ennemi objectif qu’il faut ménager. Ce qui renforce l’Ukraine contribue à affaiblir la Russie, et dans ce cas le calcul politique l’emporte sur la mémoire. Ce raisonnement pragmatique peut être qualifié de cynique, mais c’est dans ces termes-là, ceux des rapports de force, que raisonnent les Etats. « Pour faire l’histoire, il faut oublier l’histoire » notait Ernest Renan à la fin du XIXe siècle. Je rappelle que le sionisme marque le retour des Juifs au politique et c’est précisément ce que cela implique.