La photo du petit garçon du ghetto juif de Varsovie a voyagé dans le monde entier. Recadrée et délestée de son contexte, l’icône a perdu sa valeur documentaire. Or c’est une image des nazis, produite au service d’un grand récit à la gloire de l’extermination. Un SS braquait l’objectif.
On parle de lui comme du “petit garçon du ghetto de Varsovie” et l’effet culottes courtes au pays des bruits de bottes crée son lit d’interférences. Ce petit garçon juif, mort en 1943, donnera pour toujours ses traits à l’idée, abstraite, de la Shoah. Certains articles l’évoquent même comme le “symbole universel de la Shoah”. En quelques décennies, cette image qui date de 1943 est devenue un visage de la Seconde Guerre mondiale, comme le symbole de ce qu’Hitler a fait à l’Europe. Dès 1956, on la croisait au bout de deux minutes dans le film d’Alain Resnais Nuit et brouillard. Elle s’installera pour dire l’impensable, y compris à une époque pas si ancienne où courait l’idée que c’était (seulement) par les chambres à gaz que l’Allemagne hitlérienne avait assassiné six millions de Juifs, et d’autres populations considérées indésirables. Alors qu’en réalité, l’élimination systématique des juifs est aussi passée par leur enfermement dans des ghettos, ou des assassinats par balles. À Varsovie, un quart des habitants du ghetto étaient morts en moins de deux ans, de faim ou du typhus, lorsque le regard de cet enfant dont on ignore le nom s’imprimera sur la pellicule. Il ne survivra pas : la photographie date du printemps 1943, au moment de l’écrasement du ghetto.
Le 19 avril 1943, des troupes allemandes et des SS avaient franchi les portes du ghetto de Varsovie où se mouraient des juifs polonais. Le but de l’opération était de chercher les survivants, afin de les déporter, et de débusquer ceux qui s’y cachaient. Le ghetto à l’époque avait déjà perdu la moitié de sa population. Mais certains de ses habitants, notamment de jeunes résistants qui s’y étaient organisés clandestinement, décideront de se soulever. Alors la répression s’abattra sur le quartier juif. Durablement, on appellera ça “le soulèvement”, mais on pourrait dire “écrasement” et y gagner en justesse.
La bureaucratie laisse des traces. C’est cette entreprise d’élimination du ghetto, “la grande opération”, en allemand nazi dans le texte, qu’il s’agissait de consigner en images et dans un rapport. La photo du petit garçon est la numéro 14 du “Rapport Stroop”, commandé par le général Friedrich-Wilhelm Krüger, chef des Waffen-SS à l’Est, en poste à Cracovie. C’est lui le commanditaire. Trois exemplaires de ce rapport existent, 75 pages dactylographiées sans compter les annexes, parmi lesquelles 53 photographies. L’un des exemplaires était destiné à Himmler en personne, qui avait ordonné l’élimination du ghetto depuis plusieurs mois, l’autre à Krüger, et Jürgen Stroop gardait le troisième pour ses archives personnelles. Car l’histoire de cette série de photos, et des textes qui les accompagnent, est d’abord celle d’une machine bien huilée qu’on a le goût de raconter pour se pousser du col. Krüger, qui avait le sens de sa légende et aussi d’une certaine histoire, avait ainsi écrit : « Ce sera un matériau précieux pour l’histoire, pour le Führer, pour Heinrich Himmler et pour les chercheurs qui se pencheront sur l’histoire du IIIe Reich, pour les poètes et les écrivains nationalistes, pour la formation des SS, et qui témoignera de nos efforts et des lourds et sanglants sacrifices consentis par la race nordique et la Germanie pour la déjudaïsation de l’Europe et du globe terrestre tout entier.”
“Tirés de force hors de leurs bunkers”, disait la légende
Aussi est-ce cette déjudaïsation qu’on a sous les yeux lorsqu’on cherche du regard celui de ce petit garçon qui irradie toute la mémoire de la Shoah, et dont l’usage a fini par se faire un peu aveuglant. Sur la couverture du rapport, Stroop avait écrit : “Il n’y a plus de quartier juif à Varsovie”. Un succès : c’est cela que cette série de photos documente, tandis que le rapport avance le chiffre de 56 065 personnes arrêtées ou liquidées. Dans les légendes, il est question de “bandits juifs”, et celle de la photo n°14, le petit garçon à la casquette trop grande que nous connaissons par cœur, indique : “Tirés de force hors de leurs bunkers”.
Or, avec le temps, cette photographie s’est inscrite dans la langue de la commisération. Parce qu’aussi cet enfant, enfermé, était encore vivant au moment de son arrestation, les bras levés, alors qu’un grand nombre de ceux qui seront gazés à Auschwitz-Birkenau ne franchiront pas même le portail du camp, et iront directement dans les infrastructures de la mort, il a laissé l’empreinte d’une victime qui n’aurait dû que susciter la pitié. Le symbole a pris, parce qu’il était un enfant, et aussi parce que la photo est impeccablement construite.
Mais parce qu’on a fini par oublier que cette image s’intégrait à un reportage photographique pro domo des nazis, légendes comprises, et qu’elle a massivement circulé recadrée, la valeur documentaire de la photographie, et son contexte, se sont peu à peu effrités pour laisser place à une image muette. Nécessaire dans les contraintes de l’édition ou du journalisme, le fait de resserrer l’image sur le visage de l’enfant l’a transformé en icône, accentuant la fabrication d’un symbole mais assourdissant la portée du document. Avec l’iconisation, on a souvent perdu de vue que nous qui le regardons à présent endossons le regard d’un de ses bourreaux. Et quand le cliché se retrouve sur des couvertures de livres, qui sait encore que c’est un SS qui a soigné le cadre, et pressé le déclencheur de l’appareil ?
“Il n’y a plus de quartier juif à Varsovie”
C’est l’absence de mots, et la disparition du sous-texte, qui a fini par rendre cette photo cacophonique. Existant comme seule image, elle est devenue métaphorique, mais aussi interchangeable. Rapidement, la photographie n°14 s’est ainsi retrouvée en couverture d’une des éditions du livre de Gerhard Schoenberner, L’Etoile jaune. Alors que dans le ghetto polonais, les Juifs n’ont jamais eu à porter ce stigmate-là, mais plutôt un bandeau au bras. Recadrée selon les contraintes de la presse ou de l’édition, les autres silhouettes pourtant présentes à l’image s’évanouiront elles aussi peu à peu, à commencer par celles des quatre nazis qui pointent leur fusil sur le groupe auquel appartient l’enfant. Celui qui le vise en particulier, mais prend la pose également, d’un air satisfait, s’appelle Josef Blösche, rappelle l’historien Frédéric Rousseau, qui a consacré un livre à l’histoire de cette image. Dans L’Enfant juif de Varsovie, histoire d’une photographie (Seuil, 2009), l’auteur précise que Blösche avait dans le ghetto la réputation de faire preuve d’un sadisme particulièrement féroce et s’interroge : n’est-ce pas parce qu’elle l’a reconnu que cette femme à droite de l’enfant resté célèbre esquisse ce mouvement, qui renforce la cinématographie de l’image ?
Après la défaite du Troisième Reich, la photographie sera sélectionnée parmi la petite vingtaine que l’accusation avait envisagé de présenter au procès de Nuremberg des dignitaires nazis. La preuve ne sera finalement pas montrée à la cour internationale, et l’image continuera de circuler, toujours plus loin de son contexte de production, et du regard qui l’a façonnée. L’histoire de cette photo est d’abord l’histoire d’une propagande.
À présent que d’autres photos du ghetto de Varsovie, inédites, ont été découvertes en janvier 2023, et qu’on peut replonger dans l’histoire de l’écrasement du ghetto avec un podcast produit par France Culture « Le soulèvement du ghetto de Varsovie : ils l’ont vécu », c’est aux mots de Stroop qu’il faut revenir pour prendre la mesure de ce que charrie cette icône. Comme la série de photographies prises, pour la plupart sur la rampe à l’arrivée à Auschwitz-Birkenau des Juifs de Hongrie, et qu’on appellera “l’Album d’Auschwitz” (retrouvée par la survivante Lili Jacob une fois les nazis en fuite), cette image servait un récit. Et cette série de Varsovie, elle aussi, a été le fruit d’une construction attentive, d’une sélection appliquée, et d’un ordonnancement. Image produite par les nazis, ce petit garçon iconique a été mis au service d’un récit meurtrier à grande échelle, et d’une narration contente d’elle-même. Il n’est pas seulement cet universel Gavroche par temps de nazisme.
Jürgen Stroop, cet enfant de la classe moyenne devenu sergent SS dès 1934, autant dire les confins du national-socialisme, avait été fait général en 1939. La bureaucratie de l’hitlérisme fera sa carrière : au début de la guerre, il était en charge dans les régions occupées de ce que le Reich appelle “la pacification des populations civiles”. Quatre ans plus tard, dans l’écrasement du ghetto à Varsovie, c’est donc en expert qu’il est un interlocuteur-clé pour Berlin, et s’inscrit dans l’histoire.
Plutôt que continuer à faire circuler l’image muette d’un martyr anonyme, ce sont les mots du signataire de ce rapport qu’il faut lire pour que l’image voyage sertie dans les représentations qui jalonnaient alors l’esprit des SS. Dès 1946, en France, on connaissait l’existence du rapport Stroop puisqu’on en retrouve une traduction en français, par Roger Berg, pour le compte du CDJC, le Centre de documentation juive contemporaine (aujourd’hui au Mémorial de la Shoah), dont nous évoquions la création par des résistants juifs ici :
Quand Berg traduit Stroop, ce dernier a été fait prisonnier par les Américains, et remis aux Polonais. On lit dans la revue Le Monde juif, du CDJC, qu’il sera emprisonné dans la même cellule qu’un résistant polonais, du nom de Mocziarski, qui l’observera. Et c’est ce colocataire qui estimera par exemple, depuis leur proximité subie, que Stroop était incapable de faire la différence entre légalité et moralité, entre les ordres et l’impensable. Le 16 mai 1943, alors que ce qu’il appelle “l’action massive” vient de s’achever sur le coup de 20 heures, Stroop, chef des SS et de la police pour la région de Varsovie, câble son rapport final en écrivant : “C’est seulement grâce à l’effort concentré et tenace de toutes les forces qu’on réussit à s’assurer en tout de 56 065 Juifs, dont l’extermination a pu être prouvée. Il faut ajouter à ce chiffre les Juifs qui avaient été tués par les déflagrations, les incendies, etc., et qui n’ont pu être dénombrés.”
« Nettoyer le ghetto avec une inlassable persévérance »
Replonger dans le récit de Jürgen Stroop réinscrit la photographie n°14, et les 52 autres, dans cette opération pensée pour exterminer : “La résistance fournie par les Juifs et les bandits ne put être brisée que grâce à l’action infatigable, de jour et de nuit, des troupes de choc. Le 23.4.1943 le Reichsführer-SS, a fait parvenir l’ordre, par le chef supérieur des SS et de la Police, Est, à Cracovie, de nettoyer le ghetto de Varsovie avec la plus grande sévérité et une inlassable persévérance. C’est pourquoi, je me suis décidé à entreprendre la destruction totale des blocs d’habitation juifs, y compris les blocs de maisons rattachés aux usines d’armement. Une entreprise après l’autre furent systématiquement vidées, et immédiatement après détruites par le feu. Presque toujours dans ces cas, les Juifs sortaient des abris où ils se tenaient cachés. Souvent les Juifs restaient dans leurs maisons si longtemps, qu’ils préféraient ensuite, à cause de la chaleur, et par crainte d’être brûlés vivants de sauter par les fenêtres des étages, après avoir jeté dans la rue, de leurs maisons en feu, des matelas et autres objets pouvant amortir le choc. Les os brisés, ils essayaient encore de ramper dans la rue pour gagner des blocs de maisons qui n’étaient pas encore ou n’étaient que partiellement incendiés. Souvent aussi, les Juifs changeaient de cachette pendant la nuit, en gagnant les ruines des maisons déjà détruites par le feu, où ils se réfugiaient jusqu’à ce que des patrouilles de choc viennent les y surprendre. Le séjour dans les égouts avait également cessé d’être agréable au bout des premiers 8 jours. Souvent on entendait dans la rue des éclats de voix venant des bouches d’égout. Courageusement, les hommes des Waffen-SS, ou de la Police, ou les soldats du Génie de la Wehrmacht descendaient alors dans les égouts pour faire sortir les Juifs, et il n’était pas rare alors qu’ils se heurtent à des cadavres ou qu’ils essuient des coups de feu. Il était toujours nécessaire d’employer des bougies de brouillard artificiel pour forcer les Juifs à sortir. C’est ainsi qu’en une seule journée on a ouvert 183 bouches d’égout dans lesquelles on a fait descendre à l’heure X des bougies de brouillard, ce qui a eu pour résultat que les bandits, fuyant devant ce qu’ils croyaient être des gaz asphyxiants, se rassemblèrent dans le centre de l’ancien ghetto juif, où l’on put les faire sortir par les accès des canalisations qui s’y trouvaient. Beaucoup de Juifs, qui n’avaient pu être dénombrés, ont été tués dans les égouts et casemates par les déflagrations.”
En Allemagne, entre 1960 et 2000, l’image n°14 a représenté à elle seule un cinquième de toute l’iconographie de la Shoah dans les manuels scolaires pour les élèves de l’équivalent de la classe de Troisième en France. Mais le visage du petit garçon du ghetto de Varsovie n’avait plus la même portée une fois délestée de ces mots qui l’accompagnaient et qu’on lit encore sous la main de Stroop : “Plus la résistance était longue, plus les hommes des Waffen-SS, de la Police et de la Wehrmacht devenaient durs. Ici aussi, ils accomplissaient leur devoir en vrais frères d’armes, fidèles et infatigables, d’une façon modèle et exemplaire. L’action de nettoyage commençait souvent tôt le matin pour se poursuivre jusqu’aux heures avancées de la nuit. La nuit, les patrouilles de reconnaissance, les pieds enveloppés de chiffons, traquaient les Juifs de près et les harcelaient sans interruption.” Celui qui avait signé ce récit, et sélectionné la photographie du petit garçon était le même. En juillet 1951, son procès devant un tribunal polonais à Varsovie, aura peu de répercussions dans les médias du monde entier. La retranscription des audiences (par le CDJC qui en consignera en français le verbatim des années plus tard) révèle pourtant que ce rapport, et les légendes des photos, ont occupé une place centrale dans les trois journées d’audience.
Par Chloé Leprince