L’État hébreu donne l’impression de se déliter au moment où les menaces externes grandissent. Les signaux d’alarme se multiplient.
Pour Benyamin Netanyahou et son ministre de la Justice, Yariv Levin, il n’était pas question d’attendre ! Tous deux voulaient faire adopter au plus vite leur projet de grande réforme du système judiciaire, avec, en point d’orgue, la nomination par la majorité au pouvoir des juges de la Cour suprême, laquelle perdrait ainsi son indépendance. En accompagnement, pas moins de 140 textes de loi qui, en cas d’adoption, transformeraient la démocratie israélienne en un régime illibéral, à la hongroise ou à la polonaise. Mais cela ne s’est pas passé comme prévu.
Acculé par une grève générale de la grande centrale syndicale de la Histadrout soutenue exceptionnellement par le patronat et face aux manifestations prodémocratie qui, au fil des semaines, avaient pris une ampleur quasi inédite depuis des décennies, Benyamin Netanyahou a fini par céder. Le 28 mars, le Premier ministre a décrété une pause dans le processus d’adoption du projet de réforme. Pourtant, il n’a pas renoncé. La suspension n’est effective, en principe, que jusqu’au 30 avril, date d’ouverture de la session d’été de la Knesset. D’ici là, sous la houlette du président de l’État, des représentants du gouvernement et de l’opposition tentent de parvenir à un compromis.
Les menaces
En attendant, le pays est plus divisé que jamais. Et les crises s’enchaînent. La première est sécuritaire. Face à l’agitation au sein de l’armée et en particulier chez les réservistes, qui menacent de ne plus rejoindre leurs unités si le pays n’était plus démocratique, Yoav Galant, le ministre de la Défense, a lancé, le 26 mars, un appel solennel demandant la suspension du processus législatif en cours. À ses yeux, cela représentait un danger clair, immédiat et concret pour la sécurité nationale. « Au moment où je vous parle, a-t-il dit, les menaces autour de nous sont importantes, autant sur des fronts lointains que proches. L’Iran n’a jamais été aussi près d’acquérir une capacité nucléaire militaire. Le terrorisme palestinien est en hausse. Et sur le front nord, l’ennemi se renforce. »
Mal en a pris à Yoav Galant. Benyamin Netanyahou n’a pas apprécié cette prise de position alors qu’il était en visite à Londres. Vingt-quatre heures plus tard, il annonçait le limogeage de son ministre de la Défense. Il faut dire qu, depuis deux mois, le chef du gouvernement n’avait pas réuni son cabinet de sécurité. Selon certains, il n’aurait pas envie de se retrouver face à un chef d’état-major et des généraux très critiques de sa politique. Il préférerait également ne pas faire participer à ces réunions les ministres de l’extrême droite religieuse Itamar Ben-Gvir et Bezalel Smotrich, tous deux n’ayant aucune expérience en matière de défense nationale.
Pluie de roquettes
Les événements ont donné raison à Yoav Galant. En pleine fête de la Pâque juive, le front nord s’est embrasé. Depuis le sud du Liban et la Syrie, le Hamas a lancé plus d’une trentaine de roquettes contre Israël, du jamais-vu depuis 2006. Là encore, Netanyahou n’a pas eu d’autre choix que de réunir le cabinet de sécurité… avec Galant, dont il n’a toujours pas finalisé le limogeage. En dépit des attaques de l’extrême droite qui exigeait de frapper fort, la riposte a été limitée à quelques objectifs au Liban, en Syrie et à Gaza. Il n’y a pas eu de victime. Ce n’est pas le cas en Cisjordanie et en Israël même où les attentats se multiplient. Depuis le début de l’année, ils ont coûté la vie à 19 Israéliens, un touriste italien, une employée ukrainienne. Côté palestinien, le conflit a fait 91 morts parmi lesquels des combattants mais aussi des civils, dont des enfants.
Dans la vieille ville de Jérusalem, l’esplanade des Mosquées – le mont du Temple, pour le judaïsme – est au cœur des tensions. Le général de réserve Gadi Shamni, ancien commandant de la région militaire centre, accuse les ministres et les députés d’extrême droite de tenir des propos irresponsables. Par exemple : « Lorsque certains d’entre eux évoquent la possibilité de faire des sacrifices, comme à l’époque biblique, dans ce lieu saint musulman, les Palestiniens ne prennent pas cela pour des paroles en l’air. Ils sont persuadés que cela vient d’en haut, de la direction israélienne. » C’est effectivement à l’origine des derniers incidents. Pour le général Shamni, « les messianiques israéliens poussent à l’escalade afin de créer le chaos et réaliser leur idéologie ».
Le « no » de Joe Biden
Sur le plan diplomatique, les choses se compliquent aussi. Surtout avec l’ami américain. L’administration Biden se déclare ouvertement inquiète face au projet de réforme judiciaire. Et elle s’irrite des petites phrases de certains ministres et députés israéliens. Comme celle d’un « haut responsable anonyme » du gouvernement qui conseillait au président américain de « s’occuper de ses affaires ». Et surtout, à Washington, on n’a pas du tout apprécié la déclaration du ministre des Finances, Bezalel Smotrich : « Il faudrait rayer Hawara de la carte. » Dans cette localité palestinienne, deux Israéliens ont été tués dans un attentat. En représailles, des centaines de colons ont attaqué Hawara et commirent ce que l’on a appelé en Israël un pogrom. Le porte-parole du département d’État américain a qualifié les propos du ministre israélien de « répugnants ».
Quant à Joe Biden, il a levé toute ambiguïté sur une éventuelle invitation de Netanyahou à la Maison-Blanche. D’un simple « no », il a rompu la tradition qui voulait que chaque Premier ministre israélien se rende à Washington très peu de temps après sa prise de fonction. Pensant se rattraper en faisant le tour de certaines capitales européennes, Netanyahou a dû déchanter. L’accueil a été frais. À Berlin et à Londres, on lui a répété « l’importance des valeurs démocratiques qui fondent les relations bilatérales ».Le dimanche 2 avril, le ministre israélien des Affaires étrangères a organisé un dîner d’iftar, la rupture du jeûne quotidien en période de ramadan, avec les diplomates arabes en poste en Israël. Les ambassadeurs de Turquie et d’Égypte ont répondu présent ainsi qu’Abderrahim Beyyoudh, le chef du bureau de liaison marocain. En revanche, les ambassadeurs de Bahreïn et des Émirats arabes unis ont prétexté « trop de travail ». La vérité est bien sûr ailleurs. Benyamin Netanyahou ne serait pas directement visé, mais certains de ses ministres. Notamment Itamar Ben-Gvir et Bezalel Smotrich, dont la conduite et les déclarations irritent au plus haut point les responsables émiratis. La visite officielle que Netanyahou devait effectuer à Abou Dhabi a été reportée « pour des problèmes d’agenda ».
Coup de froid sur les accords d’Abraham
Depuis deux mois, aucun officiel israélien n’a été invité aux Émirats ou à Bahreïn, aucun ministre de ces deux pays ne s’est rendu en Israël. Morgan Zaga, une spécialiste du Golfe à Mitvim, un institut israélien centré sur la politique régionale, met en garde : « Nous mettons leur patience à rude épreuve. » Un refroidissement qui touche aussi les opinions publiques de ces pays, où on constate une érosion grandissante de la popularité des accords d’Abraham. Pourtant, on est encore loin d’une rupture. Des accords économiques sont signés. Les touristes israéliens continuent de se rendre en masse à Dubai et à Abou Dhabi ; les avions de ligne, venus ou se rendant à Tel-Aviv, sont autorisés à survoler cette région du Golfe.
Et l’Iran ? Pour Yossi Melman, expert en affaires stratégiques, Benyamin Netanyahou n’a pas de réelle politique au sujet du nucléaire iranien : « Tout ce qu’il veut, c’est que les États-Unis prennent l’initiative de lancer une opération pour neutraliser le programme nucléaire des ayatollahs. Mais les Américains ne sont pas prêts à le faire, ni pour leur propre compte ni certainement pour Israël. Dans ce contexte, je pense que le rétablissement des relations entre Riyad et Téhéran n’est pas plus qu’un armistice signé pour des raisons tactiques de part et d’autre. Voilà pourquoi je ne crois pas, comme certains l’ont écrit, que ce soit un échec de la stratégie régionale israélienne. »
Économiste et chercheur en sciences sociales à Jérusalem, Jacques Bendelac est aussi l’auteur, notamment, d’un ouvrage intitulé Les Années Netanyahou (éd. L’Harmattan, 2022). Pour lui, pas de doute, le Premier ministre n’a pas mesuré l’impact de la réforme judiciaire sur l’économie du pays. « Pourtant, explique-t-il, ce n’est pas faute d’avoir été averti par des personnalités de premier plan, israéliennes comme étrangères, du monde de la finance, des investisseurs, des patrons de banques, etc. Sans oublier les agences internationales de notation financière. Tous ces décideurs ont averti des risques. » Première impactée, le high-tech, principal moteur de l’économie israélienne. Le mois dernier, Erez Shachar, codirecteur de Qumra Capital, confiait au Point : « Beaucoup d’argent a déjà quitté le pays. Des entreprises délocalisent leurs avoirs pour ne pas se retrouver dans la situation où elles ne bénéficieraient plus de la protection juridique en Israël. » Selon une note en provenance du ministère des Finances, l’adoption de la réforme judiciaire produirait une perte annuelle de 0,8 % du PIB par tête.
En période d’inflation rampante, 5,4 % sur un an, le Premier ministre avait promis un plan pour juguler les hausses de prix. « Mais, explique Jacques Bendelac, la réforme du judiciaire a pris le dessus et les mesures destinées à alléger le coût du panier de la ménagère ont été repoussées à plus tard. La seule exception : le ministre des Finances a annulé la taxe sur les boissons sucrées qui avaient été imposées par la ministre de l’Écologie du gouvernement précédent. »
L’image brouillée de « Bibi le magicien »
Pendant ses douze années consécutives au pouvoir, Netanyahou avait donné le sentiment d’être celui à qui tout réussissait. Qu’on l’aime ou pas, il fallait bien reconnaître son art d’éviter ou de régler à son avantage tous les écueils, qu’ils soient sécuritaires ou de politique intérieure. Ses fervents supporteurs avaient fini par le surnommer « le roi Bibi » et même « Bibi le magicien ». Aujourd’hui, même si une partie de ses électeurs lui reste fidèle, l’image est brouillée.
De hauts fonctionnaires, qu’il avait lui-même nommés et dont il était très proche, ont rejoint les manifestants prodémocratie. Comme Yoav Horowitz, un ami de jeunesse qui fut directeur général de la présidence du Conseil de 2014 à 2019. Homme profondément de droite, il n’a pas aujourd’hui de mots trop durs pour son ancien patron : « Netanyahou, confie-t-il au quotidien Haaretz, n’arrêtera pas jusqu’à ce que l’ensemble du système judiciaire soit à terre et réclame son pardon. Il en a la capacité. C’est un maître dans l’art de la manipulation. J’ai vu de près comment il se prenait pour le président d’une superpuissance. Combien il admirait Poutine. Il veut à présent un pouvoir illimité. Si les manifestations pour la démocratie marquent le pas, il y verra l’expression d’une faiblesse et foncera en avant. »
Nadav Argaman n’est pas moins inquiet. Il y a seulement dix-huit mois, il était encore le patron du Shin Beth, la sécurité intérieure. Un poste où il avait été nommé par Netanyahou, le côtoyant quotidiennement pendant cinq ans. Pour la première fois de sa carrière, et pour exprimer sa colère, il a accordé une interview à l’émission Ouvda de la chaîne 12 : « Lorsqu’on me dit : “Tout ira bien !”, je sais que rien n’ira bien. Faut-il compter sur Simcha Rothman [le président de la commission des lois du Parlement, NDLR], le plus extrémiste parmi les extrémistes ? Dois-je faire confiance à Ben-Gvir, l’anarchiste criminel ? À Smotrich, le ministre des Finances, qui dit mener l’économie “avec l’aide de Dieu” ? Dois-je faire confiance à Netanyahou, qui n’a plus aucun frein et fonce vers l’abîme ? » Et d’ajouter : « Je connais le Premier ministre. Je sais qu’il contrôle tout, tout ce qui se passe. Tout vient de lui. S’il le décide, cela s’arrêtera ou continuera. Ma très grande peur, c’est que nous allions vers une crise constitutionnelle. »
Depuis cent jours à la tête du gouvernement le plus à droite de l’histoire d’Israël, et avec une majorité de 64 députés sur 120, Benyamin Netanyahou est à la peine. Pour la première fois depuis bien longtemps, sa popularité est en chute libre. Lors d’un sondage publié par la chaîne 12, le 7 avril, 67 % des personnes interrogées qualifiaient sa gestion de mauvaise contre 30 % de satisfaits. Son gouvernement n’est pas mieux loti : il est très mal noté par 69 % des sondés contre 27 % qui lui donnent une appréciation positive. Il n’empêche, la coalition ne baisse pas les bras. Elle a l’intention de tout faire pour que soit adopté son grand projet de changement de régime, avec, si nécessaire, quelques corrections mineures. Face aux gigantesques manifestations de l’opposition, l’ensemble des organisations de droite promet, pour la fin du mois, un rassemblement, d’un million de partisans, à Jérusalem. Le combat pour ou contre la démocratie israélienne se fera-t-il dans la rue ?