Arraché à un passé biblique par détermination politique, l’hébreu moderne est devenu l’expression de la culture israélienne, qui se cherche et se retrouve. Naître et renaître, notre série.
Trois jeunes en sueur rappent sur une scène de Jérusalem. Dans leur bouche, les mots s’échappent en cascade, emportant dans leur flot des langues – hébreu, arabe, russe aussi, et même yiddish. Cela fait quinze ans que le groupe System Ali – le nom veut dire « monte le son » dans l’argot arabe du port de Jaffa, où il est né – évolue au sein de cette réalité complexe qu’est le paysage linguistique israélien.
« Quand je commence une chanson en arabe pour un public juif, je sens tout de suite la tension, partage Neta Weiner, un des chanteurs. Mais quand on arrive à les faire danser, on se dit qu’on fait bouger les esprits autant que les corps. »
L’État hébreu, pays d’immigrés, est étrangement monoglotte, le résultat d’une politique d’État qui a voulu unifier en uniformisant. Elle reflète l’esprit insufflé par les pères fondateurs de la langue, une dizaine d’intellectuels ashkénazes qui ont voulu redonner, fin XIXe, une culture commune à un peuple sans terre.
Une langue « pour le nouveau juif »
Cet exercice n’était pas sans défi. « La résurrection d’une langue est toujours imparfaite », explique Ghil’ad Zuckermann, linguiste israélien basé en Australie, spécialiste des « belles aux bois dormant », ces langues mortes qui ne demandent qu’à être parlées. « Certains sons, certaines structures ne prennent plus : la langue inventée par Éliézer Ben-Yehouda marie donc hébreu biblique et yiddish, enjambe la séparation entre langues sémites et indo-européennes », dit le linguiste qui parle d’« israélien » plutôt que d’hébreu, pour souligner cette hybridité.
Israël aime rendre hommage à l’armée d’enseignantes de maternelle du proto-État juif en Palestine qui, dès la fin du XIXe siècle, ont mis en pratique les bases académiques de cette renaissance. Elles l’ont fait avec purisme, reproduisant les contradictions inhérentes au sionisme des débuts. L’hébreu moderne est antidiasporique, mais profondément influencé par la supériorité des racines ashkénazes ; attaché au judaïsme et à la langue des patriarches, mais attiré par la sécularisation.
« Prenez le mot israélien pour les réserves militaires, “milouim” : en hébreu biblique, cela veut dire le moment où les prêtres se dédient à Dieu avant de rentrer dans le Tabernacle. Le sens reste entier, mais l’objet de la dévotion change, explique Ghil’ad Zuckermann. Pour moi, cela veut dire : Dieu est mort, il a été remplacé par la nation. C’est une langue pour le “nouveau juif”, antireligieux, antidiaspora, convaincu que le yiddish est une langue efféminée, faible, archaïque. »
Un apprentissage rigide
La langue est devenue un outil de transformation sociétale. Des centaines de textes ont été écrits, souvent par des intellectuels, dans le seul but de créer une culture populaire – comme Hava Nagila, sans doute une des chansons juives les plus reconnaissables. Écrite en 1918 par un professeur à l’université hébraïque de Jérusalem, elle célèbre la déclaration Balfour, dans laquelle le ministre britannique des affaires étrangères soutient l’établissement d’un foyer juif en Palestine.
L’apprentissage rigide de la langue est encore pratiqué avec efficacité, y compris pour les nouveaux immigrés, sous la tutelle d’une Académie à la française. Elle invente des mots tous les mois, avec peu de succès. « Aujourd’hui, les mots disparaissent plus vite qu’ils ne sont créés », regrette l’écrivain Shimon Adaf.
Auteur reconnu, il a été élevé dans une famille très pieuse d’origine marocaine, à Sderot, à la frontière avec Gaza. Il y a encore quelques années, ce profil faisait de lui une particularité dans l’intelligentsia israélienne, qui, comme la langue, est traditionnellement ashkénaze, laïque, métropolitaine. « J’ai grandi dans une ville en construction au milieu d’un désert, décrit-il, un endroit où on sent que la réalité n’est pas encore achevée. »
Son père, pourtant érudit, parlait mal l’hébreu. « À la synagogue, il parlait l’hébreu biblique avec verve et profondeur, et dès qu’on passait la porte, il balbutiait dans son mauvais hébreu moderne. » Ce paradoxe, Shimon Adaf en a fait une force. « Aujourd’hui, je compose souvent avec des sons plus gutturaux, plus chaud – plus arabes en vérité, confie l’auteur. C’est pour moi plus vrai, plus émotionnel. »
La curiosité pour un hébreu plus riche
Dans ses yeux pétille une créativité impudente, qu’il compare à celle de l’hébreu populaire, qui se lit presque sans voyelles. À chaque mot sa racine. Seules quelques lettres se déclinent facilement en verbe, nom, adjectif. Une langue malléable qui peut librement réactiver des constructions bibliques oubliées, ou importer des concepts – comme ledaskes, emprunté de l’anglais to discuss.
« En tant qu’artistes, on se doit d’être plus joueurs », estime Shimon Adaf. Épris de fiction spéculative, il crée des mondes et la langue qui va avec. Son œuvre la plus remarquable est Shadrach, une nouvelle composée dans un monde sans genre. « La lacune de l’écriture inclusive est qu’elle peut être lue, mais pas dite. Comment parleraient naturellement des gens qui ne sont cantonnés ni au masculin, ni au féminin ? », demande-t-il.
Pour lui, comme pour Neta Weiner, poser ces questions est une première étape vers une refonte de la société où ils vivent. Les deux artistes sont d’accord : la langue du sionisme a été colonisée par l’expérience militaire vécue par tous les Israéliens juifs. « Je veux la rendre curieuse et généreuse », dit le rappeur.
« Avec System Ali, on a créé notre propre langue – au début, c’était beaucoup d’hébreu et un peu d’arabe, à l’image de la relation de pouvoir dans la société israélienne, continue Neta Weiner. Maintenant, c’est vraiment un mélange. Et en apprenant l’arabe et le yiddish, j’ai aussi eu l’impression de réapprendre l’hébreu. » Malgré les tensions identitaires dans la société israélienne, cette curiosité pour un hébreu plus riche, émaillé d’une connaissance des racines du passé et de la langue du voisin, semble plus répandue. « Un futur possible », sourit Shimon Adaf.
Nicolas Rouger
Très belles paroles. Cette approche de la langue parlée en Israël est passionnante. Les arrivants sur cette terre se demandent comment s’exprimer et ce n’est pas si simple. Venant d’une culture étrangère, quelle chance a-t-on d’être bien compris ? Comment interpréter une phrase dont les mots viennent pour partie de la Bible antique, de l’arabe, du yiddish et des autres termes importés? je vois ça avec curiosité.