Haïm Korsia est grand rabbin de France, Delphine Horvilleur, femme rabbin libérale. Ils revendiquent leur amitié, mais se disputent la représentation des Français juifs.
Au commencement de cette enquête, on n’a cessé de nous dire de ne pas mélanger les choux et les carottes, les torchons et les serviettes. C’en serait presque vexant, non pas pour les choux et les carottes (ou les torchons et les serviettes), mais pour les intéressés. Haïm Korsia, d’un côté. Delphine Horvilleur de l’autre. Le premier est grand rabbin de France, voix officielle du judaïsme auprès des pouvoirs publics. La seconde est « simple » rabbin, issue de la communauté libérale, mais à la notoriété sans cesse croissante. Pour les initiés, les mettre sur un même plan est absurde. Pour le public profane, peu familier des subtilités du judaïsme français, cela n’a rien d’aberrant. Combien de fois Haïm Korsia a-t-il été accueilli dans un dîner par : « Vous avez une femme rabbin formidable « , en référence à Delphine Horvilleur ? Eux nient toute rivalité entre eux. Version Haïm Korsia (et cinématographique), cela donne : « On essaie toujours de nous opposer. Mais je refuse cette opposition. Regardez Rocky et Apollo Creed, ils finissent par sympathiser, Rocky entraîne le fils de Creed et il y a un Creed 1, 2 et maintenant 3. » Version Delphine Horvilleur, moins imagée : « On n’est pas du tout là-dedans. Pour moi, cette idée d’opposition est « irrelevant » (non pertinente en anglais). »
Et les deux de rappeler qu’ils se connaissent de longue date. Lui était jeune rabbin à Reims, elle adolescente membre de la communauté orthodoxe locale. Aujourd’hui, ils revendiquent une relation amicale, mais ne se parlent « plus très souvent « . Ils ont en commun un judaïsme inscrit dans la République. Au petit jeu de la notoriété médiatique, Delphine Horvilleur bat Haïm Korsia à plates coutures. Depuis qu’elle a reçu l’ordination en 2008 à New York, les médias l’adorent. En janvier 2019, elle s’affiche en couverture du magazine du Monde sous ce titre « Delphine Horvilleur, femme, rabbin et progressiste « . Un an plus tard, elle fait la Une de Elle : « Rabbin, intellectuelle, féministe, Delphine Horvilleur : sa parole peut-elle apaiser l’époque ? » Son parcours atypique – elle a été mannequin et journaliste avant ses études rabbiniques- plaît. Ses amis s’appellent Stéphane Freiss ou Aurélie Saada (ex-duo Brigitte). Celle qui se définit comme « rabbin, conteuse » sur son compte Twitter était mi-mars au festival Séries Mania à Lille et a joué dans le film de Gad Elmaleh Reste un peu sur sa conversion au catholicisme. Elle apprécie ces passages d’un univers à l’autre, convaincue que sa notoriété a une utilité au-delà de sa personne. « Je suis très contente d’avoir fait connaître le judaïsme dans sa forme moderne, ouverte et non dans l’entre-soi, les portes fermées qui est l’image véhiculée par les antisémites, même si on ne fera jamais changer d’avis ces derniers « , détaille-t-elle.
Elu grand rabbin en 2014, réélu en 2021, Haïm Korsia ne dédaigne pas les occasions de rencontrer le Tout-Paris. Ne l’a-t-on pas vu au vernissage de l’exposition Avant l’orage présentée à la Collection Pinault -Bourse du commerce ? N’a-t-il pas pris l’initiative de contacter Michel Houellebecq après son entretien avec Michel Onfray dans la revue Front Populaire qui a déclenché une plainte du recteur de la Grande Mosquée de Paris. « Je ne le connaissais pas, mais j’étais choqué qu’aucun responsable politique ne prenne la parole sur ce sujet, notamment sur la confusion entre musulman et islamiste. Son éditrice a accepté de lui transférer un mail et on a organisé la rencontre « , raconte-t-il. Pas facile. Hafiz Chems-eddine veut poser des conditions, l’écrivain, lui, est sur le départ pour la Guadeloupe, il faut trouver un café avec terrasse où Houellebecq pourra fumer mais pas trop exposée pour ne pas se faire remarquer. Le tout se solde par des excuses d’un côté et un retrait de plainte de l’autre. « Après, je me suis retiré de l’affaire « , précise Haïm Korsia, pas fâché tout de même d’avoir joué les intermédiaires dans cette polémique médiatisée. Son humour et son art de la pirouette le sauvent de bien des questions embarrassantes. Sa verve séduit, il faut le voir décrire l’abattage des porcs pour mieux défendre l’abattage rituel, clac, pieu… Il n’hésite pas à faire remarquer ce carton non défait dans un coin de son bureau pour montrer qu’il sait la fonction – et le pouvoir – temporaire. N’a-t-il pas aussi accroché à la sacoche un écusson récupéré de l’armée de l’air indiquant « siège éjectable » ? Hypermnésique, il impressionne par sa capacité à se souvenir de n’importe quel passage de la Torah ou d’un détail insignifiant. Il plaît mais sa notoriété ne dépasse pas les rives des sphères politiques et religieuses. Chacun son couloir, voilà ce que disent Haïm Korsia et Delphine Horvilleur l’un de l’autre.
Quelques indices signent cependant des frottements entre eux. Au début de l’été 2017, lorsque Simone Veil décède, ses fils demandent à la jeune femme de réciter le kaddish sur sa tombe, c’est un souhait de leur mère, disent-ils. Mais Haïm Korsia veut également être là. Le grand rabbin de France, interlocuteur officiel des pouvoirs publics, ne peut être absent d’une cérémonie honorant une femme aussi importante dans la vie de la République, plaide-t-il. C’est d’accord mais au cimetière, il « pousse un peu de côté » Delphine Horvilleur, raconte Le Monde quelques jours plus tard. A l’Académie française, où cinq sièges sont à pourvoir, on aimerait accueillir l’un ou l’autre. « Il y a déjà eu des prélats catholiques et un pasteur. Celui qui fera acte de candidature aura toutes ses chances. A eux de s’entendre, c’est un peu le premier qui gagne « , note un académicien. Sauf que… celle qui a été approchée il y a trois ans n’en a pas envie. Et celui qui est déjà membre de l’Académie des sciences morales et politiques a l’inconvénient d’être un homme et d’avoir un moindre succès dans ses œuvres littéraires. Son livre Réinventer les aurores s’est vendu à moins de 10 000 exemplaires quand elle a écoulé plus de 250 000 Vivre avec nos morts et 67 000 de Il n’y a pas de Ajar. « Je n’aurais pas aimé être grand rabbin de France « , lance Delphine Horvilleur. Dans sa bouche, ce n’est pas une attaque contre Haïm Korsia, mais une méfiance bien ancrée à l’égard des institutions. En octobre dernier, elle fait partie de la délégation qui accompagne Emmanuel Macron à Rome, où se tient un sommet interreligieux. A ceux qui la félicitent pour cette invitation, elle dit qu’elle ne pouvait pas dire non, mais qu’elle n’en est pas revenue très emballée. « Dans ces événements, le dialogue interreligieux ne va pas très loin. Pour moi, il commence quand vous n’êtes pas d’accord « , précise-t-elle. Certes, elle apprécie de recevoir des coups de fil de l’exécutif, preuve qu’il a compris la pluralité du judaïsme, mais elle le dit et le redit, elle s’épanouit, non pas au centre du pouvoir, mais dans les marges, gage de sa liberté d’action et de parole.
Il faut la voir en ce vendredi soir du début du mois de mars dans sa synagogue de Beaugrenelle, à Paris, mener deux offices chantés de shabbat, l’un à destination des enfants, l’autre pour les adultes. Accompagnée de trois musiciens, elle s’essaye à l’air de La Reine des neiges, puis à Gainsbourg. La prière n’est pas oubliée, ni les rituels, mais l’ambiance est joyeuse. Comme dans toutes les synagogues libérales, femmes et hommes se mélangent et les téléphones sortent des poches pour scruter l’arrivée d’un message. Elle claque dans les mains, sourit, fait un petit geste. Elle a reconnu quelqu’un à l’étage. Il faut la voir un mardi soir devant une salle comble d’un cinéma de la rive gauche où elle anime un atelier Tenou’a, déclinaison de la revue qu’elle dirige et qui compte environ 2000 abonnés en explorant des thèmes de société comme l’homosexualité ou le genre. Ce soir-là, il s’agit de traiter de « Judaïsme et démocratie. Au secours « , dans une claire allusion à la crise que traverse alors Israël. Inquiète, Delphine Horvilleur multiplie les appels sur ce thème – là un texte signé à plusieurs, ici un tweet. Mais la soirée reste légère. Elle diffuse l’extrait d’une série comique israélienne, fait des jeux de mots… La salle rit. Francis Lentschner, président de l’association Tenou’a, ancien président du Mouvement juif libéral de France, la connaît depuis vingt ans. « Dès qu’elle commence ses études rabbiniques, je comprends qu’elle va être quelqu’un d’important. » Dans la revue du mouvement, il écrit qu’elle va représenter « le judaïsme de demain « . Les rabbins alors en fonction lui demandent : « Nous, on est les rabbins d’hier ? » « C’était une provocation de ma part, mais pas si mal vue. Avant, la tendance libérale n’était qu’une religion. Delphine y a apporté une pensée, une étude « , dit-il.
Par sa fonction, Haïm Korsia ne peut guère sortir des rendez-vous institutionnels. Il est sollicité sur les débats de société, comme la fin de vie. Longtemps, il a entretenu une relation étroite avec Jacques Chirac qui le surnommait « Rabbinou « . Désormais, il partage une vraie proximité avec Emmanuel Macron. Il est sans cesse convié à des débats sur la question interreligieuse qu’il porte avec enthousiasme. Il est souvent récompensé pour ses actions, comme en novembre dernier avec le prix de l’amitié judéo-chrétienne. Mais il ne peut pas aller sur des terrains trop exposés, comme Israël, il pourrait être accusé de mélanger les genres. Lorsque certains lui demandent ce qui se passe dans « son pays « , il rétorque faussement naïf : où ? A Reims ? A Bordeaux ? Seule exception, au moment de l’élection présidentielle de 2022, il a dénoncé Eric Zemmour qu’il désigne encore comme le « tordu qui a fait 7 % « . Mais il le sait, certains dans la communauté, tentés par le personnage, ont fait savoir que le grand rabbin de France n’avait pas à s’aventurer sur ces chemins. Un fossé avec une Delphine Horvilleur libre de sa parole. Dans l’entourage de Haïm Korsia, on affiche une indifférence de façade mais on ne se prive pas toujours de petites piques à l’encontre de « madame le rabbin « . Les uns pour dire qu’elle passe plus de temps dans les médias qu’à travailler les textes. Les autres pour sous-entendre qu’elle est « bien plus légère » sur l’étude de la Bible que sa consœur Pauline Bebe, première femme rabbin en France au sein du mouvement libéral. Haïm Korsia lui-même n’hésite pas à parler de Bernard-Henri Lévy, Alain Finkielkraut ou Dominique Schnapper comme voix importantes du judaïsme français, comme pour ramener Delphine Horvilleur à une parmi les autres. Il critique aussi cette possibilité qu’offrent les libéraux d’une conversion à ceux qui ne sont pas nés de mère juive quand lui parle de « régularisation » qui ne peut s’obtenir qu’au prix d’un effort. Elle rétorque de son côté que sur la place des femmes dans le judaïsme, il n’est pas aussi progressiste qu’il le prétend puisqu’il ne fréquente que des synagogues où les femmes ne montent pas à la Torah (ndlr : ne sont pas admises à lire les textes sacrés). « Je connais ce monde, dit-elle, où l’on encense la féminité pour mieux enfermer les femmes. »
Bien plus que leurs personnalités, ce sont leurs communautés qui séparent Delphine Horvilleur et Haïm Korsia. La première vient du monde juif libéral. Le second est salarié du Consistoire central, qui regroupe les synagogues orthodoxes. Or, ce dernier est, depuis plusieurs années, de plus en plus rigoriste. Delphine Horvilleur est régulièrement victime d’attaques de la part de certains de ses membres. Il y a quelques mois, une fidèle de la mouvance consistoriale assiste à un des ateliers Tenou’a. Le lendemain, elle montre à son rabbin le papier sur lequel est imprimé le texte étudié. Ce dernier, horrifié, refuse de le toucher, au motif qu’il vient de Delphine Horvilleur, une femme, rabbin, divorcée de surcroît. « Au début, je passais mon temps à me justifier. Aujourd’hui, peut-être aussi parce que j’ai gagné en notoriété publique, je me rends compte que ce n’est pas mal d’être contestée, parce qu’on se pose la question de sa légitimité, du pouvoir et de l’abus de pouvoir « , note-t-elle. Fin 2021, le grand rabbin de Paris, Michel Gugenheim, désigne lors d’un entretien les juifs libéraux comme des « hérétiques « . Son propos fait l’objet d’une plainte toujours en cours. Delphine Horvilleur préfère en sourire : « On dirait une blague juive, puisque hérétique est un terme du vocabulaire catholique, ça n’existe pas dans le judaïsme. » Haïm Korsia, considéré par certains comme trop ouvert, n’est pas épargné. Entre le Consistoire central qui l’emploie et celui de Paris, qui représente la moitié des fidèles, les chicaneries sont nombreuses. Joël Mergui, président de l’instance parisienne, livre au grand rabbin de France une incessante bataille d’ego et de fond. Parfois, puérile comme ce refus de délivrer le diplôme de rabbin à Moshe Lewin, l’un des plus proches conseillers de Haïm Korsia, au motif qu’il n’a pas soutenu son mémoire alors qu’il officie depuis des années. Il faudra de très officiels courriers, un recours en justice et une soutenance du fameux mémoire pour régulariser la situation.
La bagarre prend parfois des tournures plus graves. Le consistoire de Paris a refusé à plusieurs reprises d’accorder le divorce religieux (le guet) à des femmes tant que le divorce civil n’était pas prononcé, les plaçant dans une situation d’infériorité à l’égard de leur mari. Haïm Korsia a joué de son influence pour dénouer la situation, mais non sans mal. Surtout, il ne peut pas se permettre d’aller trop loin sur d’autres sujets. En particulier sur le dialogue au sein de la communauté juive. Ainsi, il lui est difficile d’échanger avec des rabbins libéraux, et encore moins avec Delphine Horvilleur. « Une des qualités de Haïm Korsia, c’est de naviguer dans ce marigot assez mouvant, complexe où les chausse-trappes sont fréquentes. Mais s’afficher avec une personne du mouvement libéral est très compliqué « , note un observateur. En Israël ou aux Etats-Unis, Delphine Horvilleur débat, y compris avec des rabbins ultraorthodoxes. Pas en France. Il existe bien des contacts informels entre les uns et les autres, mais pas question d’en faire état publiquement.
Ces querelles pourraient n’avoir d’autre portée que des bagarres de cour d’école. Mais elles interrogent sur la représentativité des Français juifs. En tant que grand rabbin, Haïm Korsia prétend s’exprimer au nom de tous. Exact lorsqu’il s’agit de question de sécurité ou de la place de la communauté dans la cité. Mais pour le reste ? Delphine Horvilleur n’est-elle pas tout aussi légitime ? Dans sa communauté, elle est incontestable et incontestée. Avant elle, personne n’a jamais voulu embrasser l’espace médiatique comme elle l’a fait. Désormais, elle est la voix des juifs qui ne se reconnaissent pas dans le Consistoire, voire des non-pratiquants- et ils sont nombreux. Sur les 450 000 Français juifs, on estime que seuls 50 000 à 80 000 se rendent régulièrement à la synagogue. Et la sienne ne désemplit pas, chaque vendredi soir, entre 200 et 300 personnes s’y pressent. Presque autant, chaque mois, aux ateliers Tenou’a. « Comment le Consistoire peut-il prétendre parler au nom de tous les juifs sans respecter les lieux où ces derniers sont ? « , s’interroge-t-elle. Alors, non, Delphine Horvilleur n’est pas grand rabbin de France. Oui, Haïm Korsia l’est. Mais nombreux sont les Français juifs à souhaiter que leurs notoriétés s’additionnent et ne s’opposent pas. Pour renvoyer une image moderne et non pas de repli religieux. Futur impossible ? »