Dans sa chronique, Eliette Abécassis nous parle du sens de Pessah : le hametz, la matsa, les questions posées par les fils et ce que nous pourrions en retenir pour nous et nos enfants.
Pessah, la Pâque juive, qui a lieu cette année le 5 avril, est la fête de la transmission. D’abord par sa longue préparation, ce nettoyage de toute la maison afin d’éliminer de tous les coins et recoins le « hametz », c’est-à-dire le levain, ce qui fait lever la pâte. En effet, les Hébreux, lorsqu’ils ont fui l’Égypte et le pharaon, n’ont pas eu le temps de faire leur pain car ils se sont échappés de nuit, dans la précipitation. C’est la raison pour laquelle ils ont emporté des galettes plates, que l’on mange aujourd’hui en souvenir, et qui s’appellent la « matsa », ou pain azyme. Le « hametz » désigne le levain, et plus généralement tout ce qui fermente : la haine, les non-dits, l’accumulation des griefs, la culpabilité, les chaînes que l’on s’impose, sans pouvoir se libérer car on est enlisé dans sa vie : il représente tout ce que l’on met de côté, et qui lorsqu’on le laisse monter envenime les relations humaines. C’est la transmission négative. La « matsa » symbolise ce qu’il ne faudrait pas transmettre. Mais le soir de Pessah, lorsque a lieu le « Seder », c’est le moment de la transmission positive. La table est dressée, et pendant le dîner on lit les passages de la Haggada, ce livre de la transmission, qui relate certaines discussions rabbiniques. C’est le soir où on en appelle au père afin qu’il réponde à son fils concernant la sortie d’Égypte, car cet événement ne prend son sens que d’être raconté, par les parents à leurs enfants, de génération en génération. Au début de cette lecture sont présentés « les quatre fils », qui personnifient quatre attitudes possibles face à la transmission. Le premier, le « sage », énonce la question : « Quels sont les témoignages, les lois et les préceptes que l’Éternel notre Dieu vous a prescrits ? » Le deuxième, le « méchant », demande : « Quelles sont ces lois que vous observez ? » Par ce « vous », il se dissocie de la communauté, se définit contre la loi, en dehors du peuple qui est pourtant le sien. Le troisième, le « simple », dit seulement : « Qu’est ceci ? », question réduite à sa plus simple expression, il n’a pas les outils pour proposer une idée pertinente ou provocante. Enfin vient le dernier, le quatrième, « celui qui ne sait pas poser la question ». Celui-ci est en dehors de la chaîne de la transmission, bien plus que le méchant qui questionne le texte, puisqu’il ignore qu’il ne sait pas.
Les quatre fils dont parle la Haggada représentent les quatre dimensions de la transmission. La première est un questionnement à partir de la tradition énoncée par la parole de « notre Dieu », alors que la deuxième, celle du « méchant », place le questionneur en dehors de la communauté. La troisième, le « simple », résulte de l’ignorance. Enfin, la dernière, celle du quatrième, « celui qui ne sait pas poser la question », est en dehors de la chaîne de la transmission, insensible à ce qui se passe. Que faire et comment agir avec ce dernier enfant ? La réponse de la Haggada est celle-ci : « Toi, prends les devants comme le demande l’écriture : ce jour-là tu feras le récit à ton fils en disant : “C’est dans ce dessein que Dieu a agi en ma faveur quand je sortis d’Égypte”. » Il s’agit, pour les parents, d’intéresser leur enfant en lui racontant l’histoire de la sortie de l’Égypte reliée à un rite qui se déroule à table : la transmission a lieu dans ces moments où l’on partage, à travers un repas, des récits et des rites. Et je retiens que c’est dans ce moment essentiel du dîner partagé que l’on transmet.
Ainsi est l’être humain : il se définit davantage par la question que par la réponse. Et je me pose moi-même une question : comment puis-je transmettre à mes enfants ce que j’ai reçu de mon père ? Haggada veut dire « récit ». Son radical signifie « raconter ». Nos pères sont les sages, leurs enfants sont les provocateurs qui ont remis la tradition en question, nous sommes celle des simples, nous nous intéressons sans nous impliquer, et bientôt nos enfants seront ceux qui ne savent plus poser de questions, perdus dans le flux d’informations, comme égarés par la multitude de sujets, sidérés. Notre modernité techno-capitalistique ne s’embarrasse pas des traditions qui gênent son inéluctable force de propositions commerciales. Trente-cinq siècles de culture s’éteindraient soudain, en une génération ? Je voudrais répondre à cette question. J’aimerais leur apporter des livres, et que leurs yeux s’écarquillent. Des images qui suscitent leur curiosité. Le récit d’une libération, qui a donné naissance à une culture, un peuple, une histoire. Je n’y connais rien, disent-ils. Qu’est ceci ? pensent-ils. Qu’est-ce que tu veux dire ? C’est notre responsabilité de susciter leur éveil au monde. C’est notre démission d’y renoncer. C’est notre mission d’y parvenir. Je les prendrai par la main, et je les emmènerai vers la question. Je voudrais transmettre ce trésor à mon tour.
Eliette Abécassis