Au Centre culturel des Terreaux, une pièce de Robert Badinter ressuscite le soulèvement du quartier juif au printemps 1943, tandis que des expositions reviennent sur la Shoah
Quatre cent mille. C’est le nombre de morts liés au ghetto de Varsovie, ce quartier juif de la capitale polonaise transformé en camp de concentration à ciel ouvert par les nazis, de 1940 à 1943. Cent mille personnes sont décédées de faim, de maladie et de froid dans ses murs. Trois cent mille ont été déportées durant l’été 1942 dans le camp d’extermination de Treblinka où elles ont péri «en moyenne trois heures après leur arrivée», rappelle Didier Nkebereza, directeur du Centre culturel des Terreaux, à Lausanne.
De jeudi à dimanche, l’Association pour le développement de la culture juive célèbre les 80 ans du soulèvement du ghetto à travers un spectacle, une table ronde et trois expositions de photos. Didier Nkebereza met en scène Les Briques rouges de Varsovie, une pièce de Robert Badinter qui, «tels les textes de Tchekhov ou d’Horvath, s’intéressent non pas aux héros du soulèvement mais aux petites gens». Avec cette question cruciale pour le célèbre avocat français: a-t-on le droit de vie ou de mort sur les traîtres à la cause?
Didier Nkebereza, comment le ghetto de Varsovie fonctionnait-il?
Le ghetto a été aménagé en 1940 par le pouvoir nazi à la suite de son invasion de la Pologne, afin de parquer la population juive de Varsovie et des environs. Le quartier juif de la capitale a été enclos d’un mur de 3 mètres de haut sur 18 kilomètres, et, jusqu’au printemps 1943, des centaines de milliers de personnes (avec des pics jusqu’à 400 000) y ont été enfermées dans des conditions inhumaines avant leur déportation et les exterminations massives de l’été 1942.
Ce qui est particulier, c’est que cette population était contrôlée non pas par les SS mais par une police juive.
Exactement, et c’est toute la complexité qui intéresse tant Robert Badinter. Lorsque le ghetto a été mis en place, un conseil juif, le Judenrat, ainsi qu’une police juive ont été créés pour administrer ce quartier. Quelle était la motivation de ces collabos juifs?, se demande-t-on aujourd’hui. Certains comme Adam Czerniakow, responsable du Judenrat, avaient à cœur de limiter les dégâts. Impuissant, Czerniakow s’est d’ailleurs suicidé en juillet 1942, dès le début des déportations massives des habitants du ghetto – jusqu’à 10 000 par jour! – pour Treblinka. D’autres, comme les policiers, qui régentaient la population à coups de cravache car ils n’étaient pas armés, croyaient échapper aux déportations, ce qui ne s’est pas réalisé.
Parmi les quatre protagonistes des «Briques rouges de Varsovie», figure justement un policier collabo. Dès que cette trahison est découverte, se pose la question de son droit à vivre…
La pièce se situe à la fin du soulèvement du ghetto. Pour les héros du soulèvement, comme le célèbre résistant Mordechaj Anielewicz, il ne s’agissait pas de sauver leur vie, mais de sauver leur dignité, car ils se savaient destinés à la mort. C’est un peu différent pour les quatre personnages dépeints par Robert Badinter. Eux, qui sont de simples gens, sont enfermés dans un grenier alors que la bataille fait rage et espèrent encore pouvoir s’enfuir par les égouts. Lorsqu’ils découvrent que l’un d’entre eux, incarné par Fred Landenberg, a fait partie de la police juive, qu’il a activement collaboré à la Shoah, la tentation de le lyncher est en effet forte…
La pièce est donc un vrai thriller sur une exécution, autorisée ou non?
Oui, et c’est très palpitant et poignant, car le «tu ne tueras point» est un des socles de la foi juive. Ce socle est logiquement défendu par le rabbin, joué par Jacques Maeder. En face, on trouve Schmiele, joué par David Marchetto, un tailleur d’une quarantaine d’années dont femme et enfants ont été déportés dans les camps de la mort et qui est traumatisé. Enfin, Rivka, une infirmière sioniste jouée par Camille Giacobino, a assisté à la déportation des orphelins du ghetto à Treblinka et souhaite se battre pour la vie.
Ce huis clos, qui parle des responsabilités de chacun, fait évidemment penser à Sartre. Vous qui avez rencontré Robert Badinter, se situe-t-il dans la lignée du philosophe?
Oui, dans sa jeunesse, Robert Badinter a vu le théâtre des existentialistes et sa pièce fait notamment penser à Morts sans sépulture, de Sartre, dans laquelle des résistants mettent à mort un enfant… Comme Sartre, Badinter est intéressé par la complexité, les situations ambivalentes, les combats intérieurs.
Quel jeu et quel décor pour ce thriller historique?
Comme l’échange se déroule dans un grenier, le décor se résume à un fauteuil et de la poussière. Ensuite, je dirige les comédiens de manière réaliste, mais avec une certaine intensité, car, d’une part, ils font face à une situation urgente et, d’autre part, ils rappellent des figures tragiques.
On peut, par exemple, rapprocher le collabo juif du personnage d’Egisthe, traître et assassin d’Agamemnon. Le combattant traumatisé évoque Oreste, le fils d’Agamemnon qui tue sa mère, Clytemnestre, pour venger l’assassinat de son père. Rivka, l’infirmière et ardente militante pourrait être une nouvelle Electre, sœur d’Oreste, tandis que le rabbin et sa sagesse évoquent le devin Calchas. Dans cette pièce, les personnages sont à la fois simples et porteurs d’une symbolique qui les dépasse.
«Les Briques rouges de Varsovie», Centre culturel des Terreaux, Lausanne, du 30 mars au 2 avril.