Capitale européenne de la culture cette année, Timisoara jadis bastion de l’industrie soviétique, fait (re)découvrir Victor Brauner. Avec la contribution des musées français.
Victor Brauner, né en 1903 à Piatra Neamt dans ce qui était la grande Roumanie et qui est devenu la Moldavie aujourd’hui, mort en 1966 à Paris, aussi parisien qu’André Breton et le club fermé des surréalistes, n’est-il pas le parfait chaînon manquant entre la France et la Roumanie pour célébrer «Timisoara 2023», capitale culturelle européenne?
Portée par le Centre Pompidou, qui a prêté une quarantaine d’œuvres sur les 67 exposées, cette première rétrospective du grand peintre roumain méconnu dans son pays est un avènement historique à rebours. Le retour d’un exilé qui a fui le fascisme montant et l’antisémitisme de plus en plus déclaré, en Roumanie comme en Ukraine, à la veille de la Seconde Guerre mondiale. Une réhabilitation qui ne dit pas son nom dans ce pays à l’histoire tourmentée qui veut oublier les années Ceaușescu (élu président en mars 1974, réélu en 1980 et 1985, jusqu’à sa mort, en décembre 1989). Montée contre vents et marées, cette rétrospective fut un «défi»: trois ans de dialogue entre Paris et Timisoara et un an de «travail intensif», entre Covid et difficultés tant politiques que matérielles et financières. Au point de précipiter les travaux de restauration et de modernisation du Musée national de Timisoara pour le remettre en beauté et surtout aux normes muséales.
«Victor Brauner reste méconnu ici, il n’est plus jamais revenu après la guerre», souligne Camille Morando, émissaire du Centre Pompidou et fer de lance de «Timisoara 2023» qui a aussitôt attiré des foules de visiteurs (jeunes, curieux et patients). «Il y a très peu de ses œuvres sur le territoire roumain, environ une trentaine, principalement des années 1920 et 1930, qui datent d’avant son installation définitive en France en 1938 et qui sont dans les collections des musées roumains. Depuis une dizaine d’années, des collectionneurs privés rachètent ses œuvres en salles de ventes.» Cinq de ces tableaux des débuts, restés en Roumanie, inconnus des Français qui n’ont pas pu les voir lors de la superbe rétrospective «Victor Brauner. Je suis le rêve. Je suis l’inspiration» au Musée d’art moderne de Paris en septembre 2020, ouvrent la rétrospective de Timisoara à la scénographie théâtrale et sombre, à l’image du destin. «Comme Malevitch, précise Camille Morando, Victor Brauner traverse les avant-gardes, d’où les influences du cubisme sur ses scènes bibliques, Adam et Eve, Lot et ses filles (1923).»
«Nourri des arts populaires»
«Le fait que la Roumanie soit dans l’Europe a permis de parler de Victor Brauner en son pays natal où chaque dictateur a réécrit l’histoire. Et donc de notre histoire. Son cas est exemplaire. Il était et est une personnalité très clivante, d’abord très marxiste, mais pas membre du Parti communiste clandestin, dans un pays alors extrêmement nationaliste et antisémite, signant avec l’Allemagne comme l’Italie avec l’Autriche. À partir du second procès de Moscou en 1937, il n’a plus de lien avec ce monde stalinien, même s’il reste antifasciste. D’où sa mise à l’écart sous Ceaușescu», souligne un historien de l’art roumain. Les Juifs ne sont devenus roumains qu’à partir de 1919, dit-il. Et un décret de 1938 stipule que les Juifs roumains qui ont eu la citoyenneté doivent repasser devant le tribunal. «Mon plus grand ennemi, c’est la géographie, parce que les Juifs n’ont pas de territoire», disait Brauner.
Faute d’avoir réussi à rejoindre la filière d’évasion du journaliste américain Varian Fry, il dut se cacher des nazis pendant l’Occupation, à partir de 1942, dans les Hautes-Alpes, où il vécut dans une extrême précarité, peignit avec les moyens du bord mais où, miraculeusement, il ne fut pas dénoncé. L’histoire de la Shoah en Roumanie est particulièrement atroce et la bourgeoisie prospère qui fit construire hôtels particuliers, palais et synagogues à Timisoara s’est réduite comme peau de chagrin. C’est d’ailleurs dans l’une des trois grandes synagogues, la Sinagoga din Cetate, que l’artiste du son, le Libanais Tarek Atoui, a fait un concert quasi mystique le samedi 18 février pour marquer le lancement de «Timisoara 2023».
L’idée vient de Tilla Rudel, juriste de formation, née à Toulouse, élevée à Jérusalem, Tel-Aviv et Paris, attachée culturelle à Timisoara après Tel-Aviv. «Je suis venue à Paris pour un week-end en septembre 2020. Tout était fermé. J’ai vu l’exposition Victor Brauner au Musée d’art moderne de Paris. J’ai pensé: “Pourquoi Brancusi et pas Brauner?”», raconte-t-elle. «Cet artiste surréaliste est nourri des arts populaires roumains, de l’art pariétal, comme des contes et légendes fantastiques», souligne l’artiste Mircea Cantor, prix Marcel-Duchamp 2011.
Tilla Rudel connaît Bernard Blistène, alors directeur du Musée national d’art moderne, dont l’arrière-grand-père paternel était un notable juif roumain. Ce cerveau a déjà fait son retour aux sources avec ses amis, l’historien de l’art Ami Barak et la présidente de Tajan, Rodica Seward, Américaine d’origine roumaine. Il voit en Camille Morando la personne idéale. Il est donc à «Timisoara 2023», célébré comme il se doit. Les musées de Marseille et Saint-Etienne ont prêté leurs oeuvres de Brauner. Xavier Rey, qui dirigeait les musées de Marseille et qui est le successeur de Bernard Blistène à Beaubourg, est aussi du voyage. Comme Nicolas Liucci-Goutnikov, responsable de la Bibliothèque Kandinsky. La France prend l’enjeu au sérieux, comme en témoigne la venue, à l’Institut français de Timisoara, de notre ambassadrice à Bucarest, Laurence Auer, qui a mis à profit le confinement pour apprendre le roumain.
«Un vrai challenge»
«Victor Brauner, c’est le retour d’un trésor qui n’a pas été chéri, résume en politique Alin Nica, président du conseil du judet (équivalent du département) de Timiş, dont Timisoara est le chef-lieu. «Quand Brauner, patronyme de sonorité allemande qui évoque l’empire austro-hongrois, a quitté définitivement la Roumanie en 1938, nous sommes passés d’un régime d’extrême droite à un autre tyran, à son exact opposé. Il y eut une tentative de récupération de ces héros de l’art, Brauner et Brancusi, mais ils avaient goûté à la liberté et cette tentative était peu crédible», explique cet homme clef dans la candidature de Timisoara au titre de capitale culturelle.
«Avec le directeur du musée, Filip Petcu, cela a été un vrai challenge de transformer et de remeubler le palais baroque du Musée national de Timisoara en musée capable d’accueillir aujourd’hui Victor Brauner et, à l’automne, la rétrospective Brancusi. Ces palais étaient des propriétés privées avant le communisme. Nombre d’entre eux appartenaient à des familles juives. L’incertitude sur l’identité de leurs propriétaires a abouti à leur abandon. Très peu sont revenus des camps de la mort et ont repris leurs biens.» Toute la ville, «au charme austro-hongrois», de Timisoara cache ses multiples palais délabrés sous des bâches de restauration et des filets de sécurité.
Objectif ? «La culture peut être un moteur économique, dynamiser les restaurants, les hôtels, le tourisme, c’est un écosystème», déclare Alin Nica, qui est membre du Comité des capitales culturelles depuis trois ans et connaît bien le chemin de Bruxelles. «Timisoara était l’une des plus grandes villes industrielles roumaines à l’époque communiste, connue notamment pour son industrie automobile. Après “Victor Brauner” et “Constantin Brancusi”, nous voulons attirer les artistes majeurs de la scène mondiale. Nous montrons nos grands artistes, comme le sculpteur Paul Neagu, qui fut le professeur à Londres d’Antony Gormley. Plus connue à l’étranger, l’École de Cluj est fameuse pour ses peintres dont Adrian Ghenie. Ici, nous avons un festival de cinéma, une biennale d’arts et l’héritage du mouvement Sigma, très important dans les années 1960. Avec “Timisoara 2023”, nous attendons 400.000 visiteurs, soit 50 % de plus que l’an dernier, dont beaucoup de Serbes, car Novi Sad, deuxième ville de Serbie résolument tournée vers les arts, a été la capitale européenne de la culture 2022. De nouveaux hôtels sont déjà nés à Timisoara, malgré le ralentissement du Covid.»
Terre multiculturelle
La presse locale et nationale suit cette première avec passion. L’histoire du XXe siècle est en filigrane des discours, nombreux et hiérarchisés, où la guerre en Ukraine n’est pas, ou peu, évoquée: la confiscation des territoires roumains, dont les îles de Coasta-Dracului, par l’URSS à la fin de la guerre, puis leur rétrocession à l’Ukraine qui les a gardés après l’effondrement du bloc soviétique, est encore un sujet ardent.
L’ardeur est d’ailleurs souveraine en cette terre multiculturelle de par son histoire. Que ce soit ironique, dans la dérision et l’esprit de fête, comme le Communist Consumer Museum, bar «arty» de Timisoara où s’accumulent les gadgets du quotidien soviétique… et les portraits détournés de Ceaușescu ! Que ce soit méthodique, comme la collection muséale du promoteur et ingénieur informatique Ovidiu Sandor, 52 ans, où toute l’histoire de l’art roumain des XXe et XXIe siècles est étudiée, rangée au millimètre près. Que ce soit radical à l’extrême, comme le triptyque vidéo d’Adina Pintilie à la Kunsthalle Bega, réflexion sur l’intimité qui a choqué plus d’un visiteur du pavillon roumain à la dernière Biennale de Venise. Patrice Chéreau a trouvé là une plus radicale que lui.