C’est une boutique bleue adossée à la rue des Rosiers, à Paris. A sa tête depuis trente-cinq ans, l’entrepreneuse a fait de ce traiteur de quartier une véritable institution de la cuisine ashkénaze, où l’on vient s’offrir des mets jusque-là réservés à la table familiale.
L’histoire est romanesque. A l’âge de 12 ans, Florence tombe amoureuse de Sacha dans une colonie de Berck-sur-Mer. Les deux enfants se perdent de vue après les vacances. Douze années plus tard, Florence Kahn pousse la porte du traiteur pâtissier Finkelsztajn, rue des Rosiers à Paris, pour s’offrir un chausson au fromage. Elle reconnaît Sacha – son Sacha –, qui n’est autre que le fils du patron de la boutique. Les jeunes gens retombent aussitôt amoureux et se marient. Florence est embauchée dans la boutique de son beau-père et y apprend le culte du bon produit et l’art de recevoir.
Lorsque la « boutique bleue » d’à-côté est mise en vente en 1988, Florence n’hésite pas une seconde et l’achète. Elle veut voler de ses propres ailes. Le patron, un certain monsieur Perelman, ne vendait alors à sa clientèle que du pain et trois ou quatre variétés de gâteaux. Les premiers pas sont compliqués : « Je me suis retrouvée à la tête d’une boutique avec un personnel masculin qui avait trente ans d’expérience et pas mal d’habitudes ancrées : les gâteaux étaient préparés plusieurs jours à l’avance et on ne pouvait se les procurer que certains jours de la semaine. »
Si elle ne maîtrise pas les arcanes du métier, Florence déborde d’idées : « J’ai réussi à imposer de fabriquer chaque jour les gâteaux et d’arrêter de vendre aux restaurateurs qui étaient livrés quotidiennement. Mon intuition me soufflait qu’il fallait se concentrer sur la clientèle des particuliers. » Parmi les changements qu’elle impulse, l’apparition de plats salés. Le succès est fulgurant. La petite boutique étroite où s’empilent les grosses boîtes rouges de pain azyme ne désemplit plus.
« Même si j’ai un peu réduit la voilure avec l’épidémie de Covid, quinze employés travaillent dans la boutique », explique-t-elle avec fierté. Au fil du temps, ce comptoir chaleureux avec sa superbe façade en mosaïque bleue classée Monument historique, qui n’a rien à envier aux bons vieux delicatessen new-yorkais, devient un morceau de la culture ashkénaze en France et l’une des adresses du Pletzl – la petite place en yiddish – où se pressent les touristes du monde entier.
Mémoire et identité
L’un Polonais et l’autre Lituanien, les grands-parents de Florence Kahn sont arrivés en France en 1904, fuyant les pogroms. Florence a grandi dans le 20e arrondissement de Paris dans un milieu où la religion n’a pas sa place. La culture juive se diffuse dans sa famille grâce à la musique et la nourriture. Cette gastronomie ashkénaze, elle n’en finit pas d’en découvrir toutes les nuances et les richesses. Du fait de la diaspora, elle fusionne avec les coutumes culinaires et les produits locaux de chaque pays.
Personne ne sait mieux que Florence Kahn quels gâteaux confectionner pour la fête de Roch Hachana (Nouvel An juif), ou pourquoi les mets frits sont de rigueur pour Hanoukka : les délicieux laktes (beignets de pomme de terre) ou les yoyos, une recette séfarade de gâteaux frits et roulés dans le miel. « Certaines recettes viennent de ma famille, d’autres m’ont été transmises par des clientes qui les tenaient de leur mère ou de leur grand-mère », raconte-t-elle les yeux pleins d’émotion. Elle en a consigné quelques-unes dans Le Grand livre de la cuisine juive ashkénaze (Hachette Pratique).
Depuis le premier jour, elle s’adresse à une clientèle (juive ou pas) en quête d’authentique. Une alternative aux institutions que sont Dalloyau et Fauchon et les charcutiers de quartier. La vague de la « finger food » la porte aussi. Si elle attire d’abord une clientèle de quartier, on traverse tout Paris pour sa brioche tressée (rompue par le patriarche à Shabbat), le caviar d’aubergines, les cornichons aigres-doux et son fameux sandwich au pastrami.
Avec sa voix chaude et colorée, elle raconte que beaucoup de familles juives ont perdu la foi après la Shoah mais qu’elles ont conservé leurs traditions qui passent toujours par la cuisine quels que soient les événements de la vie et les époques de l’année. Chez Florence Kahn, les gens ne viennent pas seulement acheter à manger, ils viennent aussi retrouver leurs racines. « Il n’est pas question de religion mais bien de mémoire et d’identité », précise-t-elle. Il existe un plat inscrit dans l’histoire familiale de chaque juif. Sa madeleine de Proust à elle : les boubliki, petits pains en forme d’anneau, piquetés de graines de sésame et de pavot. La mère de Florence en faisait des colliers gourmands pour les enfants.
Après avoir porté haut les couleurs de la cuisine yiddish, Florence Kahn s’est lancé un dernier défi : vendre son commerce sans trahir cette belle histoire. Pas question de voir s’installer sur le trottoir de la rue des Rosiers une boutique de mode ou une banque ; elle a choisi des repreneurs qui font le même métier. Elle les accompagnera le temps qu’il faut pour transmettre ses recettes, son savoir-faire et peut-être un peu de cette magie qui règne depuis toujours dans la « boutique bleue ».
Florence Kahn, 24 rue des Ecouffes, 75004 Paris. Ouvert du jeudi au dimanche, de 10 heures à 18 h 30. Tél. : 01-48-87-92-85.
Par Lionel Paillès