Le ministre israélien de la Défense, Yoav Gallant, a appelé samedi à mettre en pause le très contesté projet de réforme judiciaire. S’il a rapidement été limogé, ses propos ont ouvert une brèche dans l’édifice gouvernemental.
Il y a du monde et beaucoup d’énergie, ce samedi soir. Les manifestants par milliers rappellent que c’est en partie là que tout a commencé, devant la résidence du Premier ministre à Jérusalem, en 2020, pour protester contre le comportement du chef de gouvernement le plus pérenne de l’histoire d’Israël. Benyamin Nétanyahou s’accrochait alors à son poste malgré les accusations de corruption, de fraude et d’abus de confiance, qui allaient le mener à son procès, en mai de cette année-là.
Mais le mouvement, qui concentrait ses flèches sur le leader du Likoud, a changé. Les fanions rose et noir ont laissé place à une forêt luxuriante de drapeaux israéliens – au moins un par manifestant. Par-dessus les battements de tambours, certains soufflent de toutes leurs forces dans des shofars, ces cornes de bélier dont on dit qu’elles ont aidé Josué, le successeur de Moïse, à s’emparer de Jéricho, première étape dans la conquête du pays de Canaan.
Mais ce qui résonne surtout ce soir, c’est le slogan «Tu t’en prends à la mauvaise génération» adressé à Nétanyahou. «Nous avons le sentiment que les démocrates sont restés trop longtemps silencieux, et nous voulons montrer qu’une nouvelle population se mobilise pour sauver Israël», dit un jeune qui appelle le reste de la foule à continuer la marche.
Sarah, une doctoresse âgée, faisait partie des premières manifestations contre Nétanyahou, mais ne veut pas donner son nom de famille. «Il y a deux ans, je vous l’aurais dit, mais aujourd’hui, j’ai peur. C’est ça la différence avec les premières protestations. Il y a un sentiment que le pays est face à un danger qui n’existait pas avant. Parce que sans système légal solide, nous sombrerons soit dans l’anarchie, soit dans la dictature. C’est une question de vie ou de mort, pour Israël tel que nous le connaissons», poursuit Sarah. Autour d’elle, on avance dans Jérusalem. Le nombre de manifestants augmente chaque semaine contre le projet de réforme judiciaire voulu par la coalition de Nétanyahou, qui va jusqu’à l’extrême droite, afin de réduire les pouvoirs de la Cour Suprême. Ils sont estimés à 30 000, ce soir – un score non négligeable dans cette ville conservatrice. Ils sont 200 000 à Tel-Aviv – dans un pays de quelque 9 millions d’habitants.
«Les menaces sont immenses»
Pour Sarah, il faut pousser à la chute du gouvernement : «Des membres du Likoud commencent à avoir des doutes. Mais la vraie crise commencera quand la Cour suprême déclarera que la réforme judiciaire est illégale.» Sur une scène improvisée, des chanteurs appellent les députés les plus modérés de la coalition à les rejoindre : «Bitan avec nous ! Barkat avec nous !» L’appel semble avoir été entendu. Plus tard dans la soirée, coup de théâtre. Une brèche, ouverte dans la forteresse du Likoud – qui annonce peut-être une ouverture plus large, voire un effondrement total, du Premier ministre, du gouvernement, ou du premier parti d’Israël.
La brèche, c’est l’annonce de Yoav Gallant, le ministre de la Défense – poste clé dans ce qu’on appelle parfois une nation en armes. Avec la mobilisation inédite des réservistes, dans de nombreux corps, y compris les plus élitistes comme les pilotes de chasse et le renseignement, certains refusent de servir. Lui-même général de réserve, Gallant appelle à stopper le processus législatif et à entamer un dialogue avec l’opposition : «La sécurité d’Israël est le but de ma vie. Même maintenant, je suis prêt à prendre un risque et à en payer le prix. Les menaces qui nous entourent, proches et lointaines, sont immenses. La fracture de la société pénètre au sein de l’armée et c’est un danger immédiat et tangible pour la sécurité de l’Etat. Je n’apporterai pas mon soutien à cela. Nous avons besoin d’un changement dans le système judiciaire, mais des changements majeurs doivent se faire dans le dialogue.»
La réponse n’a guère tardé. «Le Premier ministre Benyamin Nétanyahou a décidé de démettre de ses fonctions le ministre de la Défense Yoav Gallant», indiquait dimanche soir un communiqué lapidaire du bureau du Premier ministre. Son discours, Gallant avait prévu de le tenir jeudi dernier. Il en a été dissuadé par Benyamin Nétanyahou, qui a pris la parole à sa place en expliquant qu’il soumettrait la loi à la Knesset cette semaine. Au passage, le Premier ministre défie ouvertement la procureure générale, Gali Baharav-Miara, qui lui avait interdit de s’impliquer personnellement dans cette réforme au risque de conflit d’intérêts dans le cadre de son procès. La procureure n’a pas manqué de le rappeler à l’ordre, présage de la crise constitutionnelle à venir si la Cour suprême venait à déclarer illégale la réforme qui modifie son propre statut.
«Marre d’être les béni-oui-oui de Nétanyahou»
En plus de le faire en tant que ministre de la Défense, Yoav Gallant est le premier cadre du Likoud à s’exprimer contre le projet de loi. Deux autres l’ont rejoint. Yuli Edelstein, ancien président de la Knesset et ministre de la Santé à l’époque de la pandémie de coronavirus, avait été écarté de la direction du parti après avoir osé défier Nétanyahou. Et David Bitan, critique assumé du leader tout-puissant. Puis, c’est l’ancien chef du Shin Bet – le renseignement intérieur – et actuel ministre de l’Agriculture, Avi Dichter, qui a semblé pencher du côté des mutinés. Avec quatre députés de moins sur 64, la coalition perdrait sa majorité pour voter cette réforme. Mais dimanche matin, Avi Dichter affirme publiquement qu’il votera pour la réforme – et la rumeur court qu’il remplacerait Yoav Gallant à la Défense.
Fragile et temporaire victoire pour le Premier ministre. «Lui qui a une réputation de magicien se fait rattraper par la réalité. Même s’il essaie de colmater la brèche ouverte par Gallant, d’autres peuvent suivre, analyse David Khalfa, chercheur à la fondation Jean-Jaurès. Au fond, c’est peut-être l’après-Nétanyahou qui commence vraiment. Mais le retrait partiel de la réforme ne résoudra pas la crise profonde identitaire qui secoue le pays.»
«Si jamais la loi n’est pas votée, c’est un grave problème pour Bibi. Et le discours de Gallant est déjà un coup dur. Il y a des gens au Likoud qui en ont marre d’être les béni-oui-oui de Nétanyahou. Et s’il tombe, ce n’est que lui. Le Likoud n’explosera pas», cingle Fernand Cohen-Tannoudji, cadre du parti. Nir Barkat, l’ancien maire de Jérusalem, richissime et proche des milieux d’affaires, pourrait aussi basculer. La forteresse tient encore, mais tremble sur ses bases.
par Samuel Forey,