«Une reine» : L’histoire secrète de la famille Elmaleh racontée par Judith

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Judith Elmaleh rend public un secret de famille, dans son roman «Une reine» (éd. Robert Laffont). C’est un nœud qui va influer profondément sur sa personnalité et sur ce qu’elle est devenue aujourd’hui.

C’est l’histoire de sa grand-mère, mariée à 14 ans, dans les années 1930. Comme le prophète Abraham, le grand-père de Judith est déjà marié à une femme qu’il aime passionnément, mais qui ne peut lui donner d’enfants. C’est de là que vient l’histoire de Mimi, la grand-mère de l’autrice. L’écrivaine a présenté son livre, lundi à la Fondation Hassan II pour les Marocains résidents à l’étranger.

Avez-vous pu présenter précédemment votre livre au Maroc ?

Je suis venue effectivement au Maroc, au mois de novembre dernier, pour faire des présentations dans quelques librairies à Rabat et à Casablanca. Dans un autre contexte, j’ai fait une présentation lundi 20 mars à Rabat et je suis ravie d’être invitée par la Fondation Hassan II pour les Marocains résidents à l’étranger, afin de parler de mon livre, dans mon pays natal.

En quittant le Maroc, nous sommes partis mon frère Gad et moi d’abord au Canada. Nous avons fait le même parcours à Montréal, puis je suis partie en France à l’âge de 18 ans pour continuer mes études et je suis toujours aussi heureuse de revenir ici.

Dans votre enfance, votre père vous a susurré à l’oreille un secret. Il vous a dit : «Judith, tu es la plus drôle de la famille». C’est étonnant lorsqu’on connaît la carrière de votre frère. Pourquoi il vous a dit cela ?

Je pense que dans ma famille, la valeur la plus importante est le rire. C’est une valeur commune que nous partageons et c’est un langage. Il y a ce secret de famille douloureux, mais nous sommes dans une famille très joyeuse. Le rire est très important pour nous et en me disant ses mots, mon père me disait à sa façon qu’il m’aimait, qu’il me respectait dans ma manière de penser et d’agir. C’est aussi un rôle qu’il m’a donné ce rôle, comme une forme de passage de relai.

Vous avez beaucoup écrit sur le ton de l’humour. Pourtant, cette histoire est loin d’être drôle.

Mon grand-père était marié à une première femme, plus âgée que lui et qu’il aimait passionnément. Mais ils ne pouvaient pas avoir d’enfants. A la manière d’Abraham et Sarah, il a épousé la nièce de sa première femme et qui est ma grand-mère, uniquement pour concevoir des enfants et avoir une descendance. On ne nous a jamais clairement dit les choses. On voyait cette dame qui était toujours dans les repas de famille et on nous la présentait comme notre arrière-grand-mère, alors qu’elle était la première femme de mon grand-père.

J’ai essayé de raconter cette histoire-là, essentiellement pour la clarifier. Je me suis dit que si dans 20 ou même 50 ans, on raconte à nos petits-enfants que leur arrière-grand-père était bigame, les choses seront perçues de manière complètement différente. C’était aussi pour mettre en contexte ces obligations sociales et familiales qu’il y avait dans les années 1930. Il s’agit de raconter aussi l’histoire de ma grand-mère, qui est une reine pour moi. Elle a vécu tellement de difficultés mais s’en est toujours sortie avec beaucoup de dignité. Elle nous a inculqué beaucoup de force et de liberté, donc ce livre est aussi pour lui rendre hommage.

 

La première épouse de votre grand-père a choisi sa nièce pour donner une descendance à son mari. Pourquoi ?

Pour plusieurs raisons, d’abord parce qu’elle était sûre qu’elle était jeune et totalement inexpérimentée, donc elle avait un ascendant sur elle en tant que tante. Elle pouvait donc continuer à contrôler ce qui se passait dans le foyer. Il y avait aussi une dimension économique. Le fait que ma grand-mère sorte du mellah de Casablanca lui donnait une occasion d’être nourrie, mariée, ce qui était un soulagement pour mes grands-parents.

Dans les années 1930, le quartier juif à la médina de Casablanca comptaient des familles qui étaient dans une situation de pauvreté, même de pauvreté extrême. Comme dans le monde rural dans certaines régions, le mariage à l’époque était considéré comme une issue à une situation économique délicate. On était aussi dans un contexte plus global où la vie était difficile, où ma grand-mère risquait de ne pas rencontrer les bonnes personnes, en quittant le foyer familial.

A l’époque, on ne se préoccupait pas de psychologie et de traumatisme et on lui assurait surtout une certaine vie confortable. Même le fait que mon grand-père soit resté marié à sa première femme en disait beaucoup sur les liens à l’époque. Il ne l’a pas répudiée, elle est restée à la maison, elle était socialement intégrée.

Ce genre de mariages se faisait à l’époque, au sein de la communauté juive de Casablanca ?

Ce n’était pas courant, mais quelques familles le faisaient. C’était une dérogation particulière car au bout de dix ans, lorsqu’un couple ne peut pas avoir d’enfants, le rabbin autorisait le mari à épouser une autre femme. J’ai reçu beaucoup de témoignages de familles juives et musulmanes aussi. Il y avait deux femmes : l’une qui ne pouvait pas avoir d’enfants, parfois même qui n’avait pas de garçons, et celle qui répondait à la nécessité de procréation.

C’est aussi pour parler de mon grand-père, qui ne voulait pas une deuxième épouse en soi, mais qui voulait avoir des enfants essentiellement.

Parlez-nous justement de votre grand-père ?

Il est issu d’un petit village appelé Tachemchit, près de Demnate. Issu d’une famille pauvre, il a perdu ses parents assez tôt et pour arriver jusqu’à Casablanca, il a marché pieds nus. Il devait subvenir aux besoins de ses sœurs surtout. C’était le plus jeune, mais comme c’était lui le garçon, il est devenu le chef de famille à 13 ans. Il les a amenées avec lui et il a travaillé.

Je pense que c’est de là que l’état d’esprit de la famille commence à prendre forme. Il a fait tous les métiers et il faisait aussi clown dans les rues, dans les mariages, dans les marchés. Il avait beaucoup de fantaisie et il était devenu populaire. Il avait de la sympathie et de l’humour dont il s’est servi dès son jeune âge pour survivre et prendre différemment les souffrances de la vie.

Mon grand-père avait réussi à monter un commerce qui marchait bien, mais sans jamais abandonner les prestations de clown dans les mariages. Il y tenait beaucoup et je me souviens que pendant les repas de famille, il écoutait sérieusement les blagues qui étaient racontées et il demandait à ce qu’elles soient bien racontées si ce n’était pas fait.

L’histoire de votre grand-mère et bien différente, comme une synthèse de la vie de beaucoup de grand-mères marocaines. L’interdit était pour elle une valeur cardinale ?

Elle avait beaucoup de fierté, mais c’est à double tranchant. On se tient avec ses propres barrières, mais en nous transmettant cela, il nous en est resté quelque chose de très positif afin de vouloir toujours paraître bien. Elle s’est interdit beaucoup de choses, mais elle nous a enseigné aussi la rigueur dans le comportement, la décence, la dignité, au prix qu’elle s’est interdit beaucoup de moments de vie agréables.

Pour son mariage, on ne lui a rien expliqué, jusqu’à ce qu’elle se retrouve épouse d’un homme qu’elle ne connaissait pas particulièrement. C’est exactement ce qui m’a poussée à écrire ce livre dont j’ai vécu l’histoire dans ma chair. C’est une jeune fille de 14 ans, qu’on vient chercher un beau matin pour l’amener au hammam, l’habiller d’une belle robe et l’emmener à une fête, sans lui donner plus d’explications. Elle est très contente de l’attention qu’elle a autour d’elle, mais à un moment dans la soirée, elle dit à sa mère qu’elle était fatiguée et qu’elle voulait rentrer à la maison. On lui a dit qu’elle était désormais dans sa maison. A l’époque, on ne se posait pas beaucoup de question et on disait que les jeunes filles mariées allaient s’habituer.

Elle en a été traumatisée, elle a été malheureuse et elle a eu la résilience de se sortir de ce statut de victime pour asseoir sa «fonction» de mère, d’épouse et de femme respectable. Ce n’était pas simple, à l’époque, de s’opposer, de dire non à l’âge de 14 ou 15 ans.

Votre grand-mère a eu plusieurs enfants. Les premiers étaient éduqués par sa tante…

En effet. Dans le roman, j’ai changé les noms des personnages, mais les trois premiers enfants étaient effectivement éduqués par la tante de Mimi, qui les a élevés dans l’amour, sans jamais scinder la famille. Avec la naissance de mon père, il y a eu un changement. Ma grand-mère se rebelle, en quelque sorte et elle revendique sa maternité. Il a vécu chez l’une et chez l’autre, entre les deux foyers. C’est à travers cette histoire que j’ai bien compris la personnalité de mon père, qui est assez silencieux, sage et qui est toujours dans le compromis. Il essaye toujours de balancer les extrêmes, il devait ne pas raconter ce qui se passait dans une maison ou dans l’autre.

Il m’a raconté tout cela avec beaucoup d’humour en me disant que lorsqu’il était dans la rue, chaque mère pensait qu’il était chez l’autre, donc il pouvait jouer dehors autant qu’il voulait. Il aurait pu en faire un drame en se disant qu’on ne se préoccupait pas de lui, mais il l’a pris avec un grand sens de liberté.

Votre grand-mère vous a raconté également son histoire, mais par bribes…

Dans les familles, même lorsqu’il n’y a pas de grand secret, on a tendance à peu se raconter. C’est dommage car en faisant ce livre, je sais qu’on parlera de mes oncles et tantes et cela nous permet de mieux connaître notre histoire, nos réalités. Aujourd’hui, j’ai deux enfants et j’ai besoin de leur faciliter la transmission, de leur dire ce qu’ont été leurs grands-parents et arrière-grands-parents. Ils n’ont pas vécu au Maroc, même s’ils y vont fréquemment, et ce travail de transmission est important, à mon sens. Je veux leur transmettre une belle histoire et clarifier ce processus pour qu’ils en soient fiers, pour qu’elle perdure dans le temps.

Votre grand-mère a beaucoup influencé votre éducation, mais aussi votre vie d’adulte. Elle vous a donné un conseil. Quel est-il ?

Elle m’a félicitée quand je me suis mariée, mais elle m’a dit : «si tu n’es pas heureuse, tu t’en vas». Cela m’a marquée à vie, parce que je me suis dite que j’avais la responsabilité d’être en accord avec la vie de femme, parce que ma grand-mère n’a pas pu le faire. A son époque, elle restait même si elle n’était pas heureuse, car elle n’avait pas le choix. Cela fait comprendre ses choix de vie et permet d’être en paix avec l’histoire de ses ancêtres, commencer sa propre histoire, pour que nos enfants puissent vivre aussi la leur en s’enrichissant des nôtres, sans en faire un poids non résolu.

Mohamed Ezzouak

Source yabiladi