Auteur à succès, référence du savoir-vivre, cette ancienne comédienne issue d’un milieu ouvrier vient de publier un livre sur les baronnes de Rothschild. L’occasion de revenir sur sa propre vie.
«Ce qui est assez extraordinaire, c’est que je suis la dernière baronne de ma génération. J’ai quand même 90 ans. Il était temps de faire ce dernier livre.» Cheveux roux et lunettes fumées, Nadine de Rothschild, assise droite comme un i dans un canapé du salon du Cercle Interallié, à Paris («une ancienne maison Rothschild» précise-t-elle), plante son regard dans le vôtre. Le sourire est franc et chaleureux, mais on devine, derrière les verres teintés, un regard au laser. Capable de juger et jauger son interlocuteur en deux temps trois mouvements.
Il faut dire que Nadine de Rothschild, de passage à Paris pour parler de son quinzième livre, Très chères baronnes de Rothschild, écrit avec son ami Éric Jansen (Éditions Gourcuff Gradenigo), peut se targuer d’avoir connu, «la terre entière». Et a très certainement puisé dans sa vie riche en rebondissements une véritable expérience sur la nature humaine, alliée à une forme de bon sens chevillé au corps. Elle qui estime qu’avoir été la femme d’Edmond de Rothschild revient à avoir été «première dame» – «sauf que première dame, cela dure cinq ans, et moi, cela a duré quarante ans avec mon mari» – a eu, il est vrai, une vie tout à fait romanesque. «Extraordinaire» même, comme le lui avait assuré Jean-Claude Lattès qui l’a encouragée à écrire son premier livre (La baronne rentre à cinq heures). Quel destin effectivement! Qui aurait dit que Nadine Lhopitalier, née en 1932 à Saint-Quentin et ayant grandi à Puteaux, entre une mère ouvrière et un beau-père dans la police, se retrouverait un jour baronne de Rothschild? Qui aurait imaginé que cette ancienne starlette qui a joué les jeunes ingénues dans Cigarettes, whisky et p’tites pépés deviendrait la reine du savoir-vivre?
Une ascension sociale vertigineuse, qui ne s’explique pas seulement par le charme et la mine mutine qu’elle affichait. Derrière des conseils qui peuvent paraître parfois un peu désuets, la baronne est surtout mue par une vitalité et une détermination à toute épreuve. Il en faut, en effet, pour décider, comme elle le fit, de voler de ses propres ailes à 14 ans, une fois son certificat d’études en poche. Pour gagner sa vie et payer sa chambre de bonne, elle travaille alors quelques mois comme ouvrière chez un concessionnaire Peugeot puis dans un magasin de laine. C’est à cette époque que sa vie bascule lorsque l’une de ses collègues, qui a repéré une annonce dans le journal – «peintre cherche modèle» -, lui demande de l’accompagner.
Chantée par Brassens
Le peintre, c’est Jean-Gabriel Domergue, et il va changer sa vie. En l’immortalisant sur certaines de ses toiles, mais surtout en lui présentant le cinéaste Marc Allégret. Ce dernier décide de la prendre sous son aile. Elle devient Nadine Tallier et commence par camper des silhouettes dans des films et à faire des apparitions dans des revues au cabaret puis au théâtre. C’est l’après-guerre. Elle a comme amis Francis Blanche, Pierre Dac, Henri Salvador. Elle fait aussi la connaissance de Bécaud, Aznavour, Brel et d’un certain Georges Brassens, qui écrit pour elle Une jolie fleur. «Une jolie fleur dans une peau de vache/ Une jolie vache déguisée en fleur/Qui fait la belle et qui vous attache/ Puis qui vous mène par le bout du cœur»… Eh oui, la jolie fleur c’était elle, assure-t-elle. «Georges me disait toujours: “ est-ce que tu veux dîner avec moi? Et je lui disais toujours: “Oui, Georges, mais demain.” Mais ce n’était jamais demain. Il était d’une grande naïveté et à un moment il a dû réaliser que je le menais en bateau», raconte-t-elle, impassible.
Clairement, elle qui a donné la réplique à Bardot et Daniel Gélin dans En effeuillant la marguerite ne s’en est jamais laissé conter. Et a toujours su «manier les hommes». C’est elle qui le dit. «Oui j’étais une peau de vache, biche-t-elle, mais je faisais rêver.» Et d’ajouter, tout en regrettant que les jeunes femmes d’aujourd’hui ne sachent pas exercer «un jeu subtil» avec les hommes: «Si je dois être honnête, ma réussite, je la dois aux hommes mais je ne me suis jamais laissé dominer dans la séduction. C’est moi qui décidais».
Son futur mari, Edmond de Rothschild, elle le rencontre lors d’un dîner, en 1960. Il vient de divorcer après un an de mariage et lui déclare tout de go: «Vous êtes la femme de ma vie.» Ils emménagent ensemble une semaine plus tard, mais se marient trois ans après seulement. Elle a 30 ans et est enceinte de son fils Benjamin. «J’avais déjà fait le tour du monde plusieurs fois. Le savoir-vivre, je le connaissais déjà, mais le savoir-vivre Rothschild, pas encore. J’avais déjà été présentée à la reine d’Angleterre, quand je tournais à Londres. Je n’étais pas une petite débutante.» Soit. Mais en devenant baronne de Rothschild, elle change tout de même de pied. Elle se convertit dans la foulée au judaïsme et apprend les devoirs qu’implique une grande fortune. «On m’a appris ce qu’était la générosité. Les Rothschild ont toujours été d’une grande générosité sans le faire savoir. Mon mari était le plus grand donateur du 8e arrondissement pour l’abbé Pierre. Il y a une obligation: quand on a beaucoup, il faut donner beaucoup», résume-t-elle.
Une fois mariée, et à côté de ses «œuvres» en France et en Israël, Nadine de Rothschild se retrouve à la tête d’une véritable PME: «J’avais à cette époque quatorze résidences ouvertes toute l’année, autour du monde.» Entre les réceptions, les voyages d’affaires avec son mari, les dîners, «les grands week-ends de chasse où il y avait 40 personnes qui dormaient à la maison et dont il fallait s’occuper», elle n’arrête pas. Elle organise notamment des dîners une fois par mois où se mêlent «des chefs d’entreprise, des comédiennes, des Prix Nobel». Elle reçoit des chefs d’État chez elle, comme Giscard, Pompidou. Est-elle impressionnée par certains? Fine mouche, elle répond: «Vous savez, quand ils viennent chez vous, il y a mille petits défauts qui apparaissent. Que ce soient les Kennedy, qui venaient chaque année pour l’anniversaire de mon mari, à Pregny, sur les bords du lac Léman, ou n’importe quel président. Il y a toujours un moment où l’on décèle quelque chose.»
Une demande en mariage de David Rockefeller
Désormais installée en Suisse, dans une ancienne ferme, à 15 kilomètres de Genève où «elle est entourée d’Ikea» et «où il n’y a aucun objet de valeur», Nadine de Rothschild s’est un peu retirée du monde. Son fils Benjamin est mort en 2021. Elle qui reconnaît au passage qu’il a beaucoup «souffert d’être seul, enfant» ne s’appesantit pas. «Perdre son fils, pour une mère, c’est épouvantable ; mais j’ai pour principe de ne pas parler de mes ennuis. Je les assume moi-même, comme j’ai toujours assumé ma vie.» Son mari étant mort en 1997, on lui demande si elle a songé à se remarier. Elle assure que non. «J’aurais pu parce que David Rockefeller m’avait demandée en mariage, après la mort de mon mari. Comme il était un ami de la famille, il a pensé que l’on connaissait les mêmes personnes, que l’on avait les mêmes amis et que cela pourrait très bien faire un très bon mariage. Il était charmant, très bien élevé, courtois. On avait les mêmes habitudes ; on fréquentait les mêmes milieux. Mais voilà, cela ne s’est pas fait.» Et d’ajouter, pragmatique: «Je n’aurais pas eu à changer les initiales de mes valises. Rockefeller, Rothschild, c’était la même chose.»