À 44 ans, Assaf Granit est à la tête d’une douzaine de restaurants à Tel-Aviv, Paris, Londres, Saint-Barth, Berlin. Il ouvre le Boubalé à Paris, dédié à la cuisine ashkénaze, et le Baba au cap d’Antibes.
En 1999, un matin banal dans la vie d’un café de Jérusalem, un matin banal dans la vie d’un jeune Israélien de 20 ans. Quelques mois plus tôt, il a quitté l’uniforme de Tsahal. Ce matin banal d’un café de Jérusalem, le voilà qui s’active au percolateur sans plus d’intérêt que de tenir là un premier job. Sur le coup de midi, la cuisine s’échauffe et panique suite à une absence, le patron exhorte le jeune homme d’enfiler un tablier et lui explique à la va-vite comment bricoler une salade. Le jeune homme exécute tant bien que mal la recette, rejoint le passe, appuie sur une sonnette et voit partir son assiette en salle.
De l’autre côté, il découvre une cliente face à ce qu’il vient de préparer et soudain, derrière la fourchette, un sourire solaire. Pourquoi, comment, un coup de feu a ainsi pu virer en coup du sort, le jeune homme ne le sait pas encore mais ce matin banal d’un café de Jérusalem vient de transformer sa vie. Il s’appelle Assaf Granit et pour une salade, pour un sourire, il décide de devenir cuisinier et de lâcher aussitôt le tablier car s’il n’est pas encore assuré de sa vocation, il est certain de l’intuition. Demain commence aujourd’hui, loin de ce café.
Goût et partage
Dix ans durant, Granit va s’accrocher, s’incruster du côté des chefs cadors, des chefs mentors qui font alors l’avant-scène israélienne. Au coin des brigades, à faire la peluche, au bas de l’échelle, contre maigre salaire. Dix ans à grimper dans la hiérarchie, à partir pour Londres, pour Rome voir ailleurs comment on y cuisine. Dix ans à découvrir le sens du produit, celui de la lame, celui de la flamme. Dix ans à apprendre ce métier de nourrir. Jusqu’à ce jour où Assaf sait, Granit sent qu’il est temps d’une première adresse. Chez lui, au mahané Yehuda, à Jérusalem, la cité matrice, la ville grand-maternelle.
La barbe biblique, la carrure baroudeuse, les tatouages plein la peau qui racontent les épisodes de sa vie, l’homme a les cheveux ras comme le verbe rare mais, petit miracle de l’émotion, son hébreu s’enchante à évoquer Léa, sa «boubalé»: «Elle était ma grand-mère, venait de Pologne et appartenait à ces pionnières du jeune État juif. Elle n’avait aucune fortune sauf celle de son grand cœur. Un enthousiasme, une envie d’accueillir et de faire communauté. Ses voisines arrivaient du Yémen ou du Maroc, elles s’échangeaient des recettes et des souvenirs. C’est là que, sans le savoir, je me suis éveillé au goût et à ce don du partage, autour de ces plats qui racontaient les schtetl d’Europe de l’Est, le bortsch, le foie de volaille haché, mais aussi les saveurs du Levant et les épices d’Orient. À l’instant de lancer mon premier restaurant, elle est revenue dans ma cuisine pour ne plus la quitter. La suite ne serait rien sans Léa.»
Une spirale ascendante
La suite? Folle et forte comme parfois l’inattendu. Une irrésistible ascension que certains décriront comme celle d’un de ces hommes pressés à courir le monde et les projets, chef bien dans son nouveau siècle à cette nuance près qu’Assaf Granit est visiblement aussi bien dans sa tête et cette tête toujours pleine de sa ville et de sa mémoire.
De son propre aveu: «Israël est encore si jeune. Sa gastronomie a l’énergie d’être émergente. Avec Jérusalem, c’est une autre histoire. Elle est un feu sacré, une sorte d’épicentre, un melting-pot où se joignent les cuisines juives et arabes, mais aussi celles de toutes nos diasporas. Son appétit est un appétit pacifié, ouvert, dans le dialogue et je vis toujours comme un privilège d’en être tout à la fois l’héritier et l’ambassadeur, de le soutenir comme de le prolonger à travers la planète.» Car, le succès a pris une spirale ascendante.
Racines et passion
À 44 ans, Granit orchestre aujourd’hui une douzaine de restaurants à Tel-Aviv, Londres, Saint-Barth, Berlin et, bien sûr, Paris. Paris qui, en 2017, commence comme une fête, dans le «joyeux bazar» du Balagan, bar de nuit qui emballe alors les foodies de la capitale. L’ambiance y est belle et, pour une fois, les nourritures ne tiennent pas la chandelle.
Une manière d’apprivoiser les lumières de la ville avant d’oser, deux ans plus tard, au cœur du Sentier, l’ambition du Shabour. Traduit, le mot annonce la «rupture». Une enseigne provoc’ et pourtant si bien nommée qu’elle fait chavirer les petits becs de la capitale. Tous à s’empresser d’en être, à rejoindre une table de poche, à se percher sur les tabourets d’un comptoir-cuisine, dans ce décor brut de «décoffre» et à s’affoler surtout d’un menu inédit, insouciant, délicieusement iconoclaste à concilier Paris et encore, toujours, Jérusalem.
Un an à peine après l’ouverture, le si précautionneux Michelin accorde la première et précieuse étoile. Pour Assaf, moins un apogée qu’un appel à poursuivre. «Shabour est une table double culture, la rencontre entre mes racines et ma passion pour la cuisine française, son respect, son exigence, son génie à faire style et sens. J’y ose l’escargot et le tahini, vos produits, nos manières, l’inverse aussi…»
La confession est aussi sincère que pudique à ne pas reconnaître que, par-delà l’envie d’unir l’ici et le là-bas, chaque composition révèle surtout une cuisine d’auteur et de ces plats que l’on estime signature.
Une drôle d’épopée
Dan, Tomer, Uri, moins ses associés que ses complices, ne le disent pas autrement. Assaf aurait ce talent de lier et d’imaginer. Des années que ceux-là ne se quittent plus. Un pour tous, tous pour un. D’ici quelques semaines, leur drôle d’épopée ouvrira deux nouveaux chapitres. À Paris, au vif d’un Marais forcément émouvant, place au Boubalé, prometteur à lever le voile sur une cuisine ashkénaze insoupçonnée. Plus au sud, au cap d’Antibes, le Baba se voudra, cet été, comme un resto les pieds dans l’eau, cuisinant la vague et la vogue, face à une Méditerranée qui, aux assiettes d’Assaf, unit plus qu’elle ne sépare.
Et l’autodidacte des débuts désormais devenu star de nous lâcher, dans une ultime confession: «Je ne suis pas romancier, pas peintre, pas musicien. Juste un cuisinier mais qui n’imagine pas d’ouvrir un restaurant autrement que dans l’émotion de raconter une histoire.» On dit que les grands chefs, du moins les meilleurs, sont de cette trempe. Encore plus touchant lorsque 25 ans plus tôt, il était une fois un jeune homme, une salade, un sourire au midi banal d’un café de Jérusalem.