ENTRETIEN. Guy-Pierre Gautier, 98 ans, a été déporté de Compiègne vers l’Allemagne en juin 1944. Il témoigne des atrocités dont il a été témoin.
En juin 1944, quelques heures après son départ de Compiègne vers l’Allemagne, Guy-Pierre Gautier lâche un petit bout de papier par un interstice du wagon à bestiaux dans lequel il a été poussé par les SS : « Sommes déportés avec 1 200 camarades, la volonté et la foi demeurent toujours présentes », a-t-il écrit à la hâte à destination des proches et de sa bien-aimée. Le jeune homme d’alors 19 ans est loin de se douter qu’il va lui en falloir, de la volonté, pour survivre à l’enfer concentrationnaire de Dachau, où il passera dix mois. Alors que ce 22 mars marque les 90 ans de l’ouverture de ce lieu tragique non loin de Munich, le matricule 73 505 (comme il le récite toujours en allemand) raconte, avec une précision intacte, son passage dans l’un des plus importants camps du régime nazi, où 200 000 prisonniers ont été internés, et 43 000 y sont morts. Un témoignage aussi rare qu’indispensable à l’heure où l’Europe est de nouveau confrontée à la guerre et à la montée des extrêmes.
Le Point : Dans quelles circonstances avez-vous été déporté à Dachau, en juin 1944 ?
Guy-Pierre Gautier : J’ai d’abord été condamné aux travaux forcés par le tribunal de Vichy, à Poitiers, puis interné à la centrale d’Eysses (Lot-et-Garonne), où étaient regroupés tous les résistants arrêtés. Le 19 février 1944, nous nous sommes révoltés pendant treize heures pour essayer de nous évader. À la suite de cette insurrection, on nous a emmenés au camp de Penne-d’Agenais, à une douzaine de kilomètres, pour nous convoyer ensuite jusqu’à Compiègne. Nous sommes restés là-bas jusqu’au 18 juin 1944. C’est à cette date que nous sommes partis pour une destination inconnue.
Comment s’est déroulé cet ultime transfert vers l’Allemagne ?
C’était un enfer. Ce qui était terrible, c’était la soif. Dans un wagon à bestiaux, nous étions quatre-vingts, il faisait très chaud, il n’y avait qu’une petite fenêtre grillagée dans un angle et il fallait qu’on se pousse les uns les autres pour pouvoir respirer un peu d’air frais. Il y avait un tonneau pour les besoins naturels, et la paille au sol a rapidement été souillée par les immondices. On en était imprégnés… On a senti la soif arriver. Je me rappelle qu’au soir du deuxième jour, une condensation s’est faite sur les parois du wagon. C’était notre sueur, qu’on s’est mis à lécher. Je me souviens qu’on s’arrêtait parfois dans des gares où des Allemands s’amusaient à faire couler de la flotte pour qu’on l’entende, sans possibilité d’accès… Même si on était entassés, on a quand même réussi à se discipliner pour éviter que la folie ne s’empare de nous.
Trois jours après, vous arrivez donc du côté de Dachau…
Oui, on nous a descendus à coups de crosse. En tout, on était 1 200 dans ce convoi, tous des anciens résistants prisonniers de la centrale d’Eysses. Il n’y a pas eu de morts dans notre wagon, mais certains n’ont pas survécu ensuite. Ils étaient trop affaiblis par le manque d’air ou la soif et sont décédés juste après… C’est là qu’on a commencé à connaître les morsures. Car en allant à pied vers le camp, il y avait des flaques d’eau par terre, et on essayait d’y boire en évitant les chiens qui, de temps en temps, recevaient un ordre bref. On se sentait alors mordu au bras ou à la jambe pour nous ramener dans le chemin. Pendant ce temps, on avait aussi le droit aux jets de pierres par des gosses du coin. Ils étaient « dressés » comme ça, on ne peut pas vraiment les juger…
Après cette marche, vous voilà à l’entrée du camp avec cette inscription : Arbeit macht frei. Que se passe-t-il ?
D’abord, on nous a collés dans deux grands hangars où il y avait deux robinets qui ont été pris d’assaut. Comme il n’y avait pas de gardiens, pendant une partie de la nuit, on s’est « goinfrés » d’eau ! Puis, le matin, après la bousculade pour nous mettre en rang et sans nous avoir encore donné à manger, on nous a emmenés dans d’autres salles où on nous a déshabillés en déchirant nos vêtements. On nous a fait grimper sur des escabeaux et on nous a badigeonnés de désinfectant avec de gros pinceaux. On nous a aussi rasé le crâne en laissant une trace au milieu, qu’ils appelaient la strasse. C’était une marque faite à la tondeuse pour éviter les évasions, ainsi nous étions reconnaissables partout. On nous a également remis nos fameux pyjamas rayés, puis on nous a emmenés dans notre baraquement, au bloc 20. Le soir, on a eu notre premier repas depuis Compiègne : un morceau de pain et une tranche de saucisson bavarois. Là, on devait passer devant une table où un SS et un autre employé allemand qui avaient récupéré nos papiers vérifiaient nos noms et adresse. À partir de là, on est devenus un numéro. Le mien, c’était le 73 505. Il valait mieux vite le connaître par cœur, et en allemand !
Saviez-vous combien de temps vous deviez rester ici ?
On nous a dit qu’on ne sortirait pas du camp…
Aviez-vous conscience de ce qui se passait ici, notamment au fameux bloc X, où il y avait les fours crématoires ?
Pas tout de suite. Au début, c’était assez calme en réalité, on ne percevait rien de toute la population totale du camp. Dans notre baraquement, nous étions entre soixante-dix et quatre-vingts, où on essayait de dormir tant bien que mal, sur de la paillasse. On nous avait donné une simple couverture. Ça a duré quelques jours comme ça, avant qu’on nous emmène au Kommando d’Allach, à quelques kilomètres de Dachau. J’ai d’abord été mis à l’usine BMW pour y faire des pièces de moteur pendant un mois ou deux et après je suis passé à un autre Kommando, où je devais transporter des sacs de ciment. Ici, il y avait des représailles, des exécutions sommaires, c’était le Kommando de la mort, et j’y suis resté deux mois… Un jour, en plein hiver, j’ai eu un coup de pompe effroyable et quand les SS nous ont mis en rang, je me suis retrouvé dans les vingt derniers, une position où on risquait d’être éliminés. On nous a alors emmenés dans une grande pièce où on nous a assis devant… des pommes de terre à éplucher pour le repas du soir [sourire] ! Pendant huit jours, on a été de corvée de patates ! Le soir, on en emportait dans le baraquement pour les distribuer aux plus faibles. Malheureusement, je suis tombé une fois sur le chef du bloc, un Allemand, qui m’a fichu une sacrée raclée. Le lendemain, j’avais un énorme coquard puis l’œil a tellement gonflé que j’ai été enlevé de l’équipe. J’ai ensuite été chargé de porter du matériel et de décharger des vivres. Et deux ou trois fois, j’ai aussi dû charger des cadavres qui s’entassaient depuis trois ou quatre jours derrière l’infirmerie d’Allach. Il fallait les mettre sur une charrette qu’on poussait ensuite jusqu’à Dachau, sur plusieurs kilomètres, y compris sous la neige. J’ai découvert l’existence des fours à ce moment-là. Entre les fours crématoires et les potences d’exécution, je me souviens qu’il y avait un petit coin de verdure. C’est là qu’on se planquait pendant que les SS allaient satisfaire leurs besoins dans le camp des femmes prisonnières. Un jour, on avait trouvé des mégots, qu’on mélangeait avec de la mousse et qu’on roulait dans du papier journal. Eh bien pour l’allumer, on s’est servi de morceaux de cendre encore fumants sortis du crématoire [très ému]. On était devenus des bêtes…
À 98 ans, faites-vous des cauchemars ?
Oui… Ça ne dure pas forcément longtemps, mais je me retrouve dans les lieux, et certains souvenirs restent indélébiles… J’ai vu tellement d’exécutions ! Je me souviens toujours de ce matin-là où un type qui pouvait à peine marcher a été sorti du rang. Il a été traîné, porté par d’autres prisonniers jusqu’à une potence. Dans un dernier réflexe, il a crié « Vive Staline » et il a été pendu. Ensuite, on devait défiler un par un devant le cadavre. Ça, c’est une image qui restera toujours.
Vous avez longtemps gardé le silence, y compris devant votre famille. Pourquoi ?
Parce qu’on se dit que les gens ne vont pas y croire ! Quand le film Nuit et brouillard est sorti [film documentaire réalisé par Alain Resnais, en 1956, NDLR], je me souviens que ça a fait beaucoup de bruit. Je me suis retrouvé plusieurs fois dans une salle de conférences, et je n’ai pas pu placer un mot tellement les gens n’y croyaient pas ! Ça semble tellement impossible quand on ne l’a pas vécu… À mes enfants, je leur disais simplement que j’avais été prisonnier, mais sans les détails. Puis un jour, ça s’est déclenché. Ma fille m’a encouragé à raconter. Va savoir pourquoi… Peut-être qu’il fallait que ça soit dit à ce moment-là.
Êtes-vous déjà retourné à Dachau ?
Non. On me l’a proposé, mais ce n’était pas souhaitable. Il y avait une sorte de barrage. Je ne voulais plus connaître ces horreurs-là…
Quel est votre sentiment aujourd’hui, alors que la guerre frappe de nouveau en Europe et que l’extrême droite gagne de plus en plus de terrain ?
C’est impensable, on ne retient pas les leçons du passé. Ma plus grande crainte, c’est qu’on revive tout cela. Tout est semé, en ce moment, pour favoriser un tel moment. Le contexte international boîte, c’est dangereux ! Je ne suis pas sûr que les gens se rendent compte qu’il y a encore des dizaines de Dachau dans le monde aujourd’hui. Des endroits où des gens sont enfermés pour leurs idées. C’est épouvantable. Le monde est violent, et il a tendance à aimer la violence.
Pour approfondir : l’histoire de Guy-Pierre Gautier a fait l’objet d’un récit sous forme de bande dessinée intitulée Ma guerre – De La Rochelle à Dachau (éditions Rue de Sèvres), coréalisée par son petit-fils, Tiburce Oger.